Ce retour des talibans est-il surprenant ?

Non, à partir du moment où les Américains avaient annoncé leur départ effectif et engagé le processus de Doha en 2020, l’histoire était inéluctable. L’effondrement de l’armée était connu d’avance, y compris par les Américains. Pourquoi les soldats afghans se seraient-ils battus ? C’était une armée minée par la corruption, avec des bataillons fantômes. Il est plus surprenant que les milices locales ne se soient pas défendues, hormis dans le Panchir où les combats n’ont pas encore commencé. En Afghanistan, la victoire se joue toujours avant que la moindre balle ne soit tirée, au gré de négociations secrètes, ou parce qu’un des participants décide de se retirer. Ce qui s’est passé laisse penser que des accords ont été passés entre talibans et opposants, comme l’attestent les rencontres des derniers jours avec des figures gouvernementales comme Hamid Karzaï ou Abdullah Abdullah.

Ces négociations peuvent-elles aboutir à un gouvernement d’union à Kaboul ?

Les talibans se considèrent eux-mêmes comme le gouvernement d’union nationale. Quand ils parlent d’inclusivité, cela ne concerne que des personnalités. De ce point de vue, ils ont tiré les leçons de leur défaite de 2001. À quoi était-elle due ? À leur soutien à Ben Laden, qui a motivé l’intervention américaine, et au fait que les États-Unis disposaient d’une tête de pont dans le nord-est du pays tenu par les soldats de Massoud, les troupes du chef de guerre Dostom et les chiites. Ils veulent donc se prémunir contre la création de nouveaux bastions en incluant des individualités du Nord, des chiites, peut-être même une femme.

Cela influera-t-il sur leur politique ?

Non, ils resteront maîtres de l’agenda politique. Et leur obsession sera de mettre en place un programme plus efficace sur les plans intérieur et extérieur. Ils veulent une respectabilité, des relations diplomatiques. En échange, ils sont prêts à garantir la sécurité des frontières et le respect du droit international.

« Nous commettons une erreur en voulant voir dans l’application de la charia un indice de terrorisme »

Sur le plan intérieur, ils ne veulent pas être concurrencés, ni, sur leur gauche, par les anciennes milices sur des bases ethniques ni, sur leur droite, par des islamistes plus radicaux qu’eux. Cela passe donc par l’inclusion d’autres composantes, même si ça ne les empêchera pas pour autant de réprimer les voix dissidentes. Leur défi sera de pouvoir à la fois contrôler Kaboul et continuer la gestion des microconflits dans les campagnes, qui a été le socle de leur victoire.

Le risque djihadiste est-il aggravé ?

Les talibans n’ont jamais fait allégeance au djihad global. Ils n’ont pas abrité Ben Laden et Al-Qaïda pour qu’ils préparent des attentats en Occident, mais dans l’espoir qu’ils les aident à combattre Massoud. Le mollah Omar ne savait rien du projet du 11-Septembre. La seule préoccupation des talibans, c’est l’Émirat islamique d’Afghanistan. Nous commettons une erreur en voulant voir dans l’application de la charia un indice de terrorisme. Le modèle des talibans, c’est l’Arabie saoudite, une société tribale qui se constitue comme État au nom d’une légitimité religieuse. Certainement pas Daech.

Peut-on être sûr que le régime n’abritera pas de nouveau des groupes terroristes ?

Si c’était l’intention des talibans, ils auraient permis depuis des années leur installation dans les immenses zones qu’ils contrôlaient déjà en Afghanistan. La réalité, c’est qu’ils ont plutôt été conduits à combattre des groupes de Daech, notamment dans la province de Kunar – et ce, avec l’aide de l’aviation américaine ! Ils abritent d’ailleurs aujourd’hui moins de militants d’Al-Qaïda que le Pakistan, avec qui nous avons d’excellents rapports…

Peut-on faire une lecture ethnique de la prise de pouvoir des talibans ?

La polarisation ethnique est un fait important, mais plus déterminant. En 1996, les talibans étaient tous des Pachtouns du Sud. Depuis, les alliances qu’ils ont nouées font qu’il y a aujourd’hui des talibans dans le Nord qui ne le sont pas. Mais si les identités ethniques sont fortes en Afghanistan, il ne faut pas non plus oublier l’appartenance tribale. Avec Virginie Collombier, nous avions observé en 2017 dans notre essai Tribes and Global Jihadism que, de l’Atlantique à l’Indus, c’est essentiellement dans les milieux tribaux que les émirats islamiques prennent racine.

« Les talibans ont besoin d’être reconnus comme l’autorité légitime »

C’est vrai en Afghanistan comme au Mali, en Égypte, en Irak ou au Pakistan. Et cela peut s’expliquer par la révolte des clans mineurs contre les clans majeurs. En s’appuyant sur le salafisme, ils peuvent dépasser la culture tribale traditionnelle, manipulée par les aristocrates. Au lieu de la lutte des classes communiste, ils proposent la fraternité avec la charia pour tous. Et pour les hommes des campagnes, la charia ressemble davantage à la justice qu’une autorité gouvernementale corrompue.

De quelles ressources disposent les talibans ?

Ils sont largement financés par le trafic de drogue. Non qu’ils le gèrent eux-mêmes, mais ils contrôlent les voies d’accès et perçoivent des taxes sur l’opium. Mais cet argent ne suffit pas pour gérer un pays. La communauté internationale possède un moyen de chantage : les avoirs du gouvernement afghan détenus à l’étranger. Les talibans ont donc besoin d’être reconnus comme l’autorité légitime. Dans la période entre 1996 et 2001, c’était Massoud et les siens qui bénéficiaient de cette reconnaissance officielle. Les ressources internationales, les droits de passage des avions versés par les compagnies aériennes, revenaient à Massoud, pas aux talibans. De retour à la tête du pays, ces derniers finiront tôt ou tard par obtenir cette reconnaissance, d’autant que les Russes et les Chinois la leur ont déjà accordée. Mais il existe là une marge de manœuvre car ils ont besoin de cet argent.

Cette prise de pouvoir des talibans peut-elle bouleverser les équilibres régionaux ?

Non, elle va stabiliser la région. L’Inde essayait de contourner le Pakistan par l’Afghanistan, c’est raté. L’Iran n’a pas de vues sur l’Afghanistan. Depuis le temps du chah, c’est l’Ouest qui l’intéresse – le Liban, la Syrie, l’Irak, le golfe Persique. Quant aux Russes, ils veulent être influents en Afghanistan sans y retourner. Ils se contenteront de gérer en coulisses les relations avec Kaboul.

« On a mis un terme au dialogue car ils maltraitaient les femmes et refusaient de reconnaître les droits des homosexuels »

Les Chinois, eux, attendent des talibans qu’ils n’accordent aucun soutien aux Ouïghours. Ils veulent surtout pouvoir s’approvisionner en métaux. Leurs investissements portent sur la mine de cuivre d’Aynak. Sur ce point crucial, ils ont depuis longtemps déjà négocié avec les talibans !

Tout le monde est satisfait, sauf l’Europe ?

Oui, sauf l’Europe, car les Américains se moquent de l’Afghanistan. Ce qui arrive n’est pas bon pour l’image personnelle de Biden, mais le retrait avait été amorcé par Trump. Les Américains ne discutent pas le retrait mais ses modalités. C’est d’une manière générale la fin du droit d’ingérence appliqué par les États-Unis, de la guerre du Golfe à l’Irak en passant par l’Afghanistan. Ils ne se lanceront plus dans ce genre de guerre. Biden affirme qu’ils ne sont pas pour autant devenus isolationnistes, mais qu’ils vont se battre pour ce qui est essentiel pour eux. Taïwan l’est, pas Kaboul. Le message est clair. Ils pensent qu’il n’y a pas de danger car ils ont négocié avec les talibans. Nous, Français, Européens, n’avons jamais voulu négocier avec eux. On les a rencontrés à Chantilly en décembre 2012 lors d’un huis clos secret, à l’initiative du Quai d’Orsay, réunissant les principales forces afghanes. Mais on a mis un terme au dialogue car ils maltraitaient les femmes et refusaient de reconnaître les droits des homosexuels – ce qui est exact. Certains en France sont encore persuadés qu’on est intervenu en 2001 pour libérer les femmes afghanes…

L’Europe est-elle hors jeu ?

Elle est hors jeu parce qu’elle se met hors jeu. On a une grosse présence française avec les humanitaires. Paris appelle au départ de ses ressortissants. Acted, notre plus grosse ONG en Afghanistan, n’est pas partie. Dans le Nord, le commandant local des talibans lui demande de continuer à travailler. Sur le plan culturel, les talibans ont compris que la destruction des bouddhas de Bâmiyân en 2001 n’avait pas arrangé leurs affaires… Surtout, il faut être présent. C’est stupide de fermer des ambassades, sauf bien sûr s’ils les attaquent et tuent des diplomates. Les réfugiés partent quand ils sont menacés, quand il y a des bombes et la guerre comme en Syrie. Ce n’est pas le cas aujourd’hui en Afghanistan. Il n’y a pas de guerre.

Que faut-il redouter ?

Ce qui peut être craint, c’est une épuration, d’où le départ de plusieurs dizaines de milliers d’Afghans qui ont travaillé pour nous. Il est normal qu’on les reçoive. Le ton qu’on prend en ce moment est de dire aux talibans : « Libérez les femmes, sinon… » Ils ne nous prennent pas au sérieux. Il faut les prendre au mot : vous voulez une normalisation des relations diplomatiques ? Normalisez-vous !

« À vingt kilomètres de Kaboul, les lapidations de femmes, les meurtres d’homosexuels et les mariages forcés ont toujours eu lieu »

Si nous commençons par partir, puis disons aux talibans que nous reviendrons s’ils nous font des promesses, il ne se passera rien. Notre tort est de faire la leçon alors que nous nous sommes privés des moyens d’influence. Si on n’a ni bâton ni carotte, on est impuissant.

N’est-on pas en droit de craindre de revoir les images atroces d’il y a vingt ans, lapidations ou exécutions ?

Il n’y aura pas de mise en scène de ces exécutions. Les talibans ont compris qu’il ne fallait pas le faire au grand jour. Mais les femmes continueront à se faire lapider comme elles l’ont toujours été, y compris dans le Nord. Quand on lit les commentaires, on a l’impression que les gouvernements de M. Karzaï et de M. Ghani étaient libéraux, féministes, modernes. C’est vrai des individus, Karzaï et Ghani sont de vrais libéraux. Mais à vingt kilomètres de Kaboul, dans les zones tribales, les lapidations de femmes, les meurtres d’homosexuels et les mariages forcés ont toujours eu lieu. On nous présente une certaine culture misogyne, phallocrate, patriarcale, comme étant le propre des talibans. Mais non ! Il faut ajouter toutefois que l’occupation étrangère a eu un « avantage », surtout à Kaboul : les femmes ont pu conquérir une autonomie, elles se sentaient protégées. Ce n’était qu’une bulle, mais elle a grossi pendant vingt ans. Les talibans ne vont donc pas revenir à 1996.

Vont-ils respecter les femmes et leurs droits ?

Il y a vingt ans, la femme devait à leurs yeux rester à la maison et ne sortir qu’occasionnellement en burqa accompagnée par un tuteur. Leur attitude était si rigoriste que tout ce qu’ils feront au-delà de ces contraintes-là sera à leurs yeux un progrès. Mais pour les femmes qui ont bénéficié de cette bulle à Kaboul, ce sera une régression. Les talibans diront probablement qu’une femme ne peut pas être juge. Mais elle ne pouvait être juge qu’à Kaboul. Ce genre d’incompréhensions va exister. Les tensions seront d’autant plus fortes.

Propos recueillis par Julien Bisson & Éric Fottorino

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