Un nivellement par le pire
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Au risque de passer pour prétentieux – c’est un défaut qu’on prête aux Argentins –, je dirais que je ne suis pas surpris par l’évolution de nos sociétés qui, lorsqu’elles n’y ont pas déjà succombé, sont presque toutes tentées par l’extrême droite. Cela fait trente ans que je ne vote plus au second tour de l’élection présidentielle, depuis que la gauche mitterrandienne a suivi les États-Unis dans la première guerre du Golfe. Mais, au fond, mon divorce remonte à plus loin, au tournant de la rigueur de 1983.
J’avais 12 ans, en 1974, quand je suis arrivé en France. En 1981, je venais de passer mon bac, j’étais passionné par le bouillonnement politique, mais la déception n’a pas été longue à venir. J’avais toujours pensé que la démocratie constituait un régime qui devait s’efforcer d’agir pour créer une société plus juste, qui répartisse mieux les richesses, qui trouve des solutions pour que les gens vivent mieux, spécialement ceux qui sont les plus exclus du système. C’est cet échec absolu de la démocratie qui fait que je ne suis pas étonné par la situation actuelle.
On dit souvent que la démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres. Comment a-t-on pu arriver à la situation inverse où des gens de plus en plus nombreux pensent qu’il n’y a pas pire système que la démocratie ?
Comment a-t-on pu perdre de vue le fait que l’utopie est nécessaire ?
Je pense qu’à un certain moment, il faut en revenir à ce que l’on croit, à la nécessité que le geste politique redevienne sincère. Je l’ai vérifié maintes fois, les politiciens professionnels ne croient pas que la politique soit quelque chose d’important. La seule chose qui leur importe, c’est la stratégie, comment conquérir le pouvoir et y rester.
Il y a deux manières de voir la politique : soit on pense qu’elle consiste à gérer (l’affreux mot qui a envahi notre univers en même temps que l’économie !) des situations afin qu’elles n’empirent pas, soit on préfère la politique telle que la définissait Aristote, qui consiste à proposer quelque chose de meilleur.
Comment a-t-on pu perdre de vue le fait que l’utopie est nécessaire ? Comment espérer mobiliser les citoyens si l’on ne propose qu’une gestion des situations afin qu’elles ne deviennent pas plus catastrophiques ?
Mes amis argentins qui doivent faire face à Javier Milei sont persuadés qu’il n’y a pas pire que la situation argentine. Au début, j’allais dans leur sens, je disais juste qu’en Argentine, nous avions décidé de faire plus fort que Trump, qui assurait que boire un désinfectant guérirait du Covid, ou que Bolsonaro, qui avait dit à une députée qu’elle n’était pas digne de se faire violer : nous avions élu Milei qui, lui, demande à Conan, son chien mort il y a des années, de lui dire ce qu’il faut faire.
Partout, la richesse est accaparée par quelques-uns, partout l’économie remplace la politique
Mais, au fond, je ne suis pas certain que mes amis argentins aient raison : ce qu’il s’y passe n’est pas fondamentalement différent de ce qui arrive en Europe. Marine Le Pen n’a certes pas la grossièreté clownesque de Trump ou Milei, mais peut-on dire que son objectif politique vaille mieux ? Je crains que ces épouvantables clowneries nous empêchent de comprendre qu’il y a un nivellement par le pire dans toutes les démocraties.
Partout, la richesse est accaparée par quelques-uns, partout l’économie remplace la politique. C’est étonnant, quand on y pense : en Grèce, l’économie consistait à gérer son foyer et la politique à gérer la cité. La démocratie contemporaine consiste à vouloir gérer la cité comme si elle était un foyer. Dans une ville, il faut inventer une utopie pour que les gens se sentent portés par un projet commun. À la place, on nous propose de nous rassembler comme si nous étions une famille, avec des liens qui renvoient tous à la nationalité, au patriotisme, ce qui nous permettrait de faire face ensemble à de soi-disant menaces extérieures. Je n’arrive pas à comprendre comment on peut encore supporter l’idée de patrie. Cela fait des décennies que ce mot m’insupporte. C’est aussi à ça qu’aurait dû s’attaquer le mouvement #MeToo ! La patrie, même la « mère patrie », est inévitablement patriarcale.
Au fond, je me demande si l’Argentine ne conserve pas un atout que la France a perdu depuis longtemps : le pouvoir de la rue. Quand je dis pouvoir, c’est comme tous les pouvoirs : il n’y a qu’au moment de l’utiliser qu’on peut s’apercevoir s’il a disparu ou non. En tout cas, il y a de quoi être effrayé : personne ne sait ce que la grève générale du 24 janvier peut produire.
Si l’on considère que, dans les circonstances présentes, il n’y a plus d’utopie possible, autant se taire, continuer à penser sans prendre la parole. Se dire que nous vivons un temps un peu sombre. Autant ne pas faire semblant ! Dans un livre de 2013 paru aux éditions La Fabrique, Premières mesures révolutionnaires, Éric Hazan et Kamo, des auteurs proches du Comité invisible de Julien Coupat, expliquent qu’il ne sert à rien de se préoccuper de la révolution, elle arrivera bien un jour ou l’autre. Plutôt que de penser comment s’asseoir dans le fauteuil des dirigeants, ils se demandent s’il ne vaut pas mieux réfléchir à des questions plus concrètes : par exemple, comment s’organiser pour continuer à ramasser les ordures. Est-ce que chacun ne devrait pas participer à cette tâche un jour par semaine ? Ou ceux qui vivent dans 100 mètres carrés, songer à couper leur appartement en deux ? Je pense que c’est une bonne façon de refaire de la politique : inventer les utopies du temps présent.
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