Dans L’Inde : histoire, culture et identité, le prix Nobel d’économie 1998 et penseur Amartya Sen posait l’idée que ce sont les débats, moraux, politiques, philosophiques qui donnent vie à la liberté et à l’un de ses corollaires, la démocratie. Et cette science du débat a, dans l’Inde ancienne, précédé la pensée antique occidentale, conceptualisant d’une certaine façon l’idée même de démocratie. Aujourd’hui pourtant, aucun débat ne semble pouvoir sauver les trois libertés fondamentales qui en sont issues : la liberté d’expression, la justice et la sécurité.

Certes, plus de 945 millions d’électeurs sont attendus entre avril et mai 2024 afin de choisir les 543 membres de la Chambre basse du Parlement, institution majeure du régime bicaméral. Donné favori, le Parti du peuple indien (en hindi, Bharatiya Janata Party, BJP), dont le meneur est Narendra Modi, l’actuel Premier ministre, pourrait facilement dominer face à une opposition éclatée et peu audible.

Or, ce parti et son leader, au pouvoir depuis mai 2014, ont réussi à considérablement assécher l’essence même de la Constitution indienne, texte fleuve fondateur de la République fédérale, qui se compose de 28 États et de 8 territoires. Le préambule rappelle ainsi que l’Inde est souveraine, suit les principes de la démocratie sociale, assure la sécularité du pouvoir, l’égalité et la sécurité de tous les citoyens sans discrimination de race, de classe, de caste, de genre ou de confession.

Mais l’idéologie ethno-nationaliste que porte le BJP, l’hindutva, considère que l’Inde est d’abord une nation hindoue où les minorités, ethniques comme religieuses, surtout musulmanes, sont au mieux tolérées. En témoignent les incitations à la haine islamophobe, la hausse des attaques visant les musulmans, les tentatives de réformes législatives ou encore la puissance politique d’un moine fondamentaliste, ministre en chef de l’État de l’Uttar Pradesh, et proche de Narendra Modi, Yogi Adityanath.

Là où le régime et son Premier ministre devraient garantir le débat parlementaire, la liberté d’expression et d’opinion, ils encouragent au contraire le culte de la personnalité et la désinformation. Féru de gigantisme, Narendra Modi a été le premier à recourir aux hologrammes. Dans le cadre de la campagne en cours, on peut même prendre des selfies avec son effigie à taille humaine dans les gares.

Les détracteurs intellectuels et politiques – comme le militant communiste Umar Khalid – sont régulièrement surveillés, voire arrêtés. Suspectés d’être « anti-nationaux », ils risquent des peines criminelles lourdes. Et certains programmes scolaires sont revus afin de mieux servir le nouveau récit national.

La concentration des médias – beaucoup sont financés par des industriels proches du régime – et la pression sur les journalistes sont inédites dans l’histoire du pays, comme le relève Reporters sans frontières. Jamais vues non plus, les campagnes de cyberharcèlement massives orchestrées par les trolls dévots de M. Modi. Alors que le défi écologique, social et économique est massif pour les plus de 1,5 milliard d’Indiens et que le repli communautaire est devenu un réflexe, l’identité plurielle indienne, ce fragile idéal politique profondément démocrate, peut-elle trouver une autre forme d’incarnation ? 

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