L’un des plus importants défis posés à la démocratie aujourd’hui dans sa dimension libérale, en Europe et dans le monde, tient à la mise en tension de deux de ses composantes essentielles : le règne de la majorité et l’état de droit. La méfiance, voire le mépris des populistes de tous bords à l’égard des principes juridiques qui fondent l’ordre politique démocratique – que ce soit la Déclaration universelle des droits de l’homme, préambule de nombreuses constitutions démocratiques dans le monde, l’égalité devant la loi ou la séparation des pouvoirs – est un phénomène ancien. À l’extrême gauche, l’ensemble des normes juridiques qui fondent la démocratie a pu être considéré comme le symbole d’un ordre bourgeois hypocrite. À l’extrême droite, traversée de pulsions autoritaires, ces normes sont assimilées à un libéralisme politique honni et à la protection jugée illégitime des minorités. Cette critique de l’état de droit se pare depuis quelques années d’un nouvel argument, et s’entoure surtout de nouveaux alliés. Elle en vient à opposer la démocratie comme règne de la majorité, fondement de la légitimité et expression de la volonté du peuple souverain, et les principes qui la fondent. Ce qui unit Narendra Modi, Viktor Orbán, Giorgia Meloni et Marine Le Pen est l’argument selon lequel l’état de droit ne protège pas la société, mais au contraire l’entrave par des règles excessives, voire inutiles, qu’il convient de réformer ou d’amender, au nom de l’efficacité politique. Une telle conception rappelle les attaques de Donald Trump ou Jaír Bolsonaro contre les juges et les instances électorales, dénoncés comme partiaux et corrompus. Ces charges contre les principes qui régissent les élections et l’organisation juridique expliquent directement l’invasion du Capitole aux États-Unis ou celle du Palais présidentiel brésilien après la défaite de ces meneurs populistes par certains de leurs partisans, convaincus que ces instances vénérables avaient été confisquées par leurs adversaires politiques.

Ce qui peut légitimement inquiéter les démocrates attachés à l’état de droit tient à la progression de cet argument au sein de partis politiques plus modérés. En France, l’intervention, lors du débat sur la loi Immigration, du président du groupe LR, Olivier Marleix, qui a accusé le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel d’empêcher la mise en place des dispositions les plus répressives de la loi, en dit long sur la dérive de ce parti et la progression de cette idée. Elle vient s’ajouter au cynisme du gouvernement et du président de la République, qui sous-traitent la responsabilité de modifier la loi au Conseil constitutionnel, au lieu d’anticiper, comme cela était habituellement le cas dans tous les gouvernements précédents, une possible censure en retravaillant la loi avant de la soumettre aux juges. Le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius a alerté dans ses vœux récents sur les dangers d’une telle pente. L’écrivain et juriste François Sureau a rappelé pour sa part « qu’un peuple, traversant l’Histoire, ne peut être réduit à sa seule forme actuelle. Celui d’aujourd’hui ne saurait avoir le pouvoir d’anéantir les principes que celui d’hier et d’avant-hier a voulu faire advenir, et au prix de quels sacrifices ». Les démocrates devraient se défier de prêter la main à ce genre de manœuvre, au risque sinon de se faire « les complices de leurs propres fossoyeurs », selon la belle et inquiétante formule de Milan Kundera. 

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