« Personne ne veut s’asseoir à côté de moi dans le métro, on me regarde de travers, j’ai l’impression d’être une pestiférée. » Lorsqu’une jeune Franco-Chinoise prononce ces mots sur une radio parisienne, les premiers cas de Covid-19 viennent d’être signalés à Wuhan. Tout le monde pense alors que le nouveau coronavirus va se tenir bien tranquille en Chine, cet immense pays à nul autre pareil.

Moins d’un mois plus tard, il changeait dans la douleur le cours de l’histoire humaine. Le rapport de l’homme au monde et les relations entre les nations ne pourront plus être les mêmes après son passage. La globalisation s’est toujours nourrie de la diversité des modes de vie et des points de vue sur le réel, mais aussi d’une distinction entre le proche et le lointain qui en est, pour ainsi dire, une composante paradoxale. À l’ère des « gestes barrières » et de la « distanciation sociale », l’autre est a priori pathogène. Que l’on nous engage de manière si soutenue à ne pas lui serrer la main dit clairement que la « nouvelle normalité » n’entend nullement s’encombrer de fraternité.

De fait, la peur de la destruction individuelle ou collective a révélé au cours de cette tragédie la part d’ombre des sociétés modernes. L’idée qu’après tout les plus faibles devraient pouvoir payer le plus lourd tribut à la pandémie s’est peu à peu glissée dans tous les esprits. À des hommes politiques aussi frustes que Bolsonaro et Trump le Covid-19, surtout fatal aux gens de rien – malades chroniques, vieillards, indigènes d’Amazonie, Noirs et Latinos – apparaît comme une « divine surprise ». Traduisant en novlangue ce que les racistes de tout poil hurlent sur les estrades, ils ne font aucun effort pour dissimuler leur excitation. Il n’est pas étonnant que les États-Unis et le Brésil soient en train de payer le plus lourd tribut au Covid-19. La pandémie souligne et rend plus visibles les inégalités sociales puisque c’est la pauvreté qui rend ces communautés si fragiles.

Il est en revanche beaucoup plus difficile de s’expliquer comment monsieur Tout-le-Monde, qui en principe ne hait personne, peut se faire si facilement à l’idée que la vie humaine a moins de valeur au-delà d’un certain âge. Même si elle n’est jamais ouvertement exprimée, elle a infecté tout le débat sur la notion, aux discrets relents eugénistes, de contamination massive immunisante. Le concept a tenté l’Angleterre et, en Suède, le nombre élevé de décès parmi les plus de 60 ans – 4,3 % contre 0,1 % pour le reste de la population – devrait peut-être inciter à relativiser le succès tant vanté de sa gestion du Covid-19.

Je n’ai personnellement jamais mis les pieds dans un Ehpad et je ne connaissais d’ailleurs même pas le mot avant cette pandémie. Il ne m’a pourtant pas été difficile d’imaginer la situation dans ces lieux au plus fort de la crise sanitaire. Des personnes âgées mises à l’écart de la société même en temps normal, conscientes d’être un peu vues comme des bouches inutiles, réalisent soudain qu’on peut s’en débarrasser comme de feuilles mortes encombrant le macadam après une nuit de grand vent. Devoir faire sur le tard un tel constat de son insignifiance sociale peut rendre n’importe qui amer. Après une vie normale, parfois bien remplie voire héroïque au quotidien, entendre, hébété et solitaire, spéculer sur votre dernier souffle incite forcément à toutes les remises en question existentielles : en somme, tout ça pour ça ? Dans Chasseurs de vieux, une nouvelle de Dino Buzzati, un nommé Sergio Régora et sa bande s’en prennent violemment à tous ceux qui ont « plus de quarante ans » (sic). Leur chasse à l’homme a des allures de crime de masse lugubre et gratuit, car même s’il est fait allusion à un « sombre ressentiment [qui] dressait les petits-fils contre les grands-pères, les fils contre les pères », on ne saura jamais vraiment pourquoi tous les vieillards doivent mourir. Vu de Dakar, de Yaoundé ou d’Alger, le sort qui est réservé aux vieilles personnes en Occident depuis l’apparition du nouveau coronavirus paraît tout aussi inexplicable. C’est une raison de plus de croire que le Covid-19 a réveillé les peurs irrationnelles d’âges très anciens.

L’on se moque souvent de « la famille africaine étendue ». Elle peut néanmoins se flatter de rester tout aussi étendue sur la durée, les vieux y ont leur place et du poids jusqu’à la fin de leurs jours. Il est vrai aussi que nous ne pouvons donner à personne des leçons d’humanisme au vu des milliers d’enfants littéralement jetés à la rue par leurs parents comme pour se débarrasser d’ordures.

En tant que Sénégalais, le Covid-19 m’a obligé moi aussi à me regarder dans le miroir et à devoir affronter une vérité bien déplaisante, qui est notre rapport complexe et ambigu à l’avenir de notre société. Si dans d’autres sociétés on peut prétendre avec mauvaise foi se livrer à un douloureux mais nécessaire travail d’émondage en liquidant les vieux, je ne vois pas quelle excuse peut invoquer une nation qui laisse faucher ses plus jeunes pousses. Si on me demandait de donner une seule raison d’avoir honte d’être Sénégalais, je parlerais sans la moindre hésitation des 100 000 enfants de 5 à 15 ans, rachitiques, crasseux, en guenilles, que des maîtres coraniques sans scrupule envoient mendier dans les rues de Dakar et des autres grandes villes du pays. Sans famille, leur vie et leur santé n’ont jamais pesé bien lourd, sauf pour quelques associations horrifiées par la démission de l’État et l’insensibilité des citoyens.

C’est le 2 mars que le Sénégal a eu son premier malade du Covid-19 – un voyageur en provenance de Paris, aussitôt baptisé par les médias, sur un ton vaguement réprobateur, « le premier cas importé ». Et puisque les avions continuaient à atterrir à l’aéroport Blaise-Diagne, d’autres cas similaires ont vite été enregistrés et un vent de panique s’est mis à souffler sur un pays très mal préparé, avec un hôpital pour 520 000 habitants, à faire face à une attaque virale sérieuse. En plus des mêmes conseils, justifiés mais tout de même un peu infantilisants – ne serrer la main à personne, éternuer dans son coude –, nous avons droit depuis lors à des controverses médiatiques interminables sous forme de débats sans queue ni tête. Maladie socialement opportuniste, le Covid-19 n’a jamais le même visage d’un pays à un autre, il s’engueule avec chaque peuple dans sa propre langue. Il a ainsi su tirer parti au Sénégal de la pagaille typique d’une économie de la débrouille dont les taalibe, ou enfants de la rue, sont un des signes les plus visibles. Alors que leurs souffrances n’avaient jusque-là jamais ému grand monde, on s’est mis à les plaindre dès les premières heures de cette bizarre troisième guerre mondiale. Véritables bombes virales ambulantes, les taalibe étaient devenus du jour au lendemain une grave menace pour la santé publique. En temps normal, ils sont sous l’autorité d’adultes supposés leur enseigner les préceptes de leur religion. Au lieu de cela, ils les envoient mendier aux carrefours et les battent s’ils ne leur rapportent pas assez d’argent à la fin de la journée. La pandémie rendant désormais impossible toute mendicité, ces maîtres coraniques ont été les premiers à les abandonner à leur sort ou à les livrer à la police.

Cependant tous les enfants de la rue ne sont pas des taalibe. Quelques-uns passent la nuit sous les lampadaires et d’autres, plus nombreux, squattent des maisons en construction. L’un de ces bâtiments se trouve à quelques minutes de chez moi et ils sont bien une soixantaine à s’y entasser depuis bientôt deux ans dans une dangereuse promiscuité. Tout le monde appelle l’endroit Saalum, ce qui laisse supposer que ses petits occupants clandestins sont en majorité originaires de cette région de l’ouest du Sénégal. C’est vers 19 heures ce jour-là que les policiers y ont débarqué. Le début du couvre-feu était proche, et je pressais le pas pour rentrer à la maison quand j’ai vu un petit attroupement autour de trois autobus. J’ai deviné ce qui arrivait car, comme chaque habitant du quartier, je m’attendais à ce que les policiers viennent d’un moment à l’autre vider les lieux. Cela s’est fait sans brutalité puisque, depuis quelques jours, les enfants vivaient la peur au ventre. Où qu’on les emmène, cela ne pouvait être pire que le Saalum où ils risquaient de mourir de faim. Ou du Covid-19. Deux d’entre eux avaient été testés positifs trois jours plus tôt par les médecins d’une association et aussitôt évacués dans un hôpital. Pour nous tous, d’autres parmi eux étaient sûrement déjà atteints et ça devenait compliqué dans la tête des gens. Très vite notre attitude a changé. Les gamins étaient considérés jusque-là, avec un léger dégoût, comme une nuisance mineure, nous prétendions ne pas vraiment avoir conscience de leur existence tout en les ayant, quoique distraitement, à l’œil : on ne sait jamais avec ces petits voyous. Quand la pandémie a éclaté, les bénévoles de L’Empire des enfants leur ont apporté des kits de protection et de la nourriture. Je connais aussi deux familles qui leur ont servi des repas pendant quelques jours. Mais elles ont arrêté net quand on a découvert des cas positifs.

Il y a, au moment où les bus s’ébranlent, un mélange de soulagement et d’embarras sur tous les visages. Personne ne sait ni ne veut savoir où l’on emmène ces enfants ni ce qui les y attend.

Moins d’une heure plus tard, la télé montre des images de l’évacuation du Saalum. Je ne savais pas que toute cette histoire était filmée. Le reporter dit que le bâtiment va être désinfecté, mais que les forces de l’ordre auront fort à faire dans les jours à venir puisque des milliers de « chiens perdus sans collier » continuent de se cacher dans ces bâtiments abandonnés. « Chiens perdus sans collier » : c’est bien l’expression du journaliste. Elle m’a frappé.

Sa dernière remarque me ramène à la pandémie et au bilan annoncé de dizaines, voire de centaines de millions de victimes du Covid-19 en Afrique. Avec moins de 8 000 morts en six mois sur près de 600 000 à l’échelle mondiale, le continent africain a fait mentir Melinda Gates, António Gutteres et nombre d’oiseaux de mauvais augure. Il doit en partie son salut à la jeunesse de sa population, ainsi résumée par le Dr Massamba Sassoum Diop de SOS Médecins à Dakar : « La tranche de la population de plus de 65 ans est de 3 % en Afrique contre 21 % en Europe. » Au Sénégal, 55 % de la population a moins de 20 ans, et cela fait des millions de gamins, taalibe ou pas, qui ne pourront pas aller à l’école, même dans le fameux « monde d’après ».

Quand pourra-t-on parler au passé de la pandémie ? Ses ravages économiques et sociaux vont survivre longtemps encore au Covid-19. Dans les pays du Sud les plus frappés par le fléau, le pouvoir n’en est plus à se demander si, mais plutôt quand vont éclater des émeutes de la faim. Au Sénégal, personne ne sera surpris d’apercevoir parmi les insurgés quelques jeunes squatteurs du Saalum. La rue et son bordel, ça les connaît. 

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