Alors, le genre humain serait-il « naturellement » fraternel, par un lointain acquis de nos origines communes avec les grands singes, ou les fraternités seraient-elles apparues au fil de l’évolution des sociétés humaines ?

L’idée de fraternité n’est certainement pas celle qui vient en premier quand on évoque l’évolution. La sélection naturelle reste encore, selon l’expression du poète Alfred Tennyson, cette sorcière « aux ongles et aux crocs rouges de sang ». La nature humaine des origines n’échappe pas à cet état de férocité, l’homme des origines étant, nous dit Thomas Hobbes, un loup pour ses congénères. Du côté de Jean-Jacques Rousseau, la question de la fraternité ne se pose pas aux fondements de l’humanité, puisque l’homme de l’état de nature aurait vécu de manière solitaire. Dans les deux cas, il n’y a pas de fraternité originelle. Et si elle advient dans des sociétés humaines, c’est plus comme une conséquence, pas forcément recherchée, du contrat social ou, d’un point de vue anthropologique, de nos évolutions sociales et culturelles.

À la fin du XIXe siècle, l’anthropologie culturelle naissante reprend ce schéma en décrivant trois états successifs de l’humanité : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Le bon sauvage devient la brute primitive. Cette vision très idéologique de l’histoire de l’humanité aboutit à ce qu’on appelle « l’évolutionnisme culturel », une représentation hiérarchique des peuples basée sur des critères ethniques, physiques, culturels et techniques plaçant la société occidentale au pinacle. Après des siècles d’évangélisation et de missionnariat, une sorte de fraternité civilisationnelle, plus idéologique que fraternelle, se dessine sous l’égide du progrès avec la mission civilisatrice de l’Occident, ce que Rudyard Kipling appelait « le fardeau de l’Homme blanc ». Une bien étrange fraternité basée sur un sentiment de supériorité. Cette mission sert de justification au racisme scientifique ou racialisme, au colonialisme et à l’esclavagisme. C’est dans ce contexte qu’émergent et se développent les mouvements abolitionnistes fondés sur la fraternité entre tous les humains. Une des représentations les plus connues est le célèbre médaillon de Wedgwood où on voit un esclave noir, un genou à terre, les mains enchaînées et jointes dans une attitude de prière, avec cette inscription : « Ne suis-je pas un homme et un frère ? » Le céramiste Josiah Wedgwood était le grand-père maternel de Charles Darwin, ce qui nous ramène sur le terrain de l’évolution.

La sélection naturelle n’a rien à voir avec une intention discriminatoire ou pas, pas plus qu’un tsunami ou une éruption volcanique. C’est dans les conséquences dramatiques de ces événements dits « naturels » que se manifeste ou non la fraternité. Il est absurde d’attribuer des « intentions » aux phénomènes naturels et encore plus à la sélection naturelle.

Inversement, quand des sociétés prétendent appliquer des lois de la nature dans le cadre des sociétés humaines – ce que fait le darwinisme social –, il y a bien une intentionnalité à l’opposé de toute fraternité envers des groupes ethniques, culturels, religieux ou sociaux, qui prend un caractère éliminatoire sur des critères qui ne sont pas naturels ou très imprécis, comme la race. C’est à cause de ces dérives idéologiques que la majorité des personnes croient que la sélection naturelle a pour traduction la loi du plus fort et est éliminatoire. En fait, comme le montre le Covid-19, la sélection naturelle n’a cure des différences sociales, culturelles, cultuelles ou sociales. L’épidémie affecte les personnes en fonction de leur état de santé, aggravé ou pas par des facteurs sociaux. Je n’ai aucune intention de faire l’éloge de la sélection naturelle, pas plus que de la gravitation universelle, mais il convient de savoir ce qu’elle est pour bien mener nos actions humaines. On a vu, par exemple, que les pays recherchant l’immunité collective en ont payé les conséquences. À quoi bon la médecine si on doit laisser faire « la nature » ? Le soin est un humanisme, comme le rappelle la philosophe Cynthia Fleury ; laisser faire la sélection naturelle est un antihumanisme. À qui la faute ? 

N.B. : Dans la grotte de Shanidar en Irak, les paléoanthropologues ont découvert les sépultures de deux individus néandertaliens adultes ayant souffert de handicaps physiques majeurs depuis leur naissance. Ces hominidés étaient nos frères d’évolution et nous sommes porteurs de leurs gènes ; vieilles fraternités préhistoriques.

 

 

 

 

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