Comment expliquer l’ubuntu, ce concept difficile à traduire en langue occidentale ?

Le mot ubuntu est devenu un slogan en Afrique du Sud – on le retrouve sur les bâtiments et dans les discours. Il signifie en substance : « Je suis parce que nous sommes. Mon humanité est intrinsèquement liée à la tienne. » Il fait appel à une fraternité, à une transcendance : il y a de moi en l’autre, de l’autre en moi, et nous valons plus ensemble que chacun séparément. Cette notion défend une façon d’exister à l’africaine, par opposition à l’individualisme occidental. On la retrouve dans l’idée de mettre une assiette de plus à table, ou dans le fait que les enfants soient élevés par une tante ou une grand-mère.

 

Comment ce concept a-t-il été utilisé après l’apartheid ?

L’ubuntu a eu une forte portée symbolique au moment de reconstruire le pays, dans les années 1990. Il s’incarne bien sûr dans le destin de Nelson Mandela. L’évêque Desmond Tutu, qui présidait la commission Vérité et réconciliation, y a beaucoup recouru également. Les victimes ont été incitées à pardonner, à dépasser leur peine, pour adhérer à un grand projet collectif. Jusqu’à aujourd’hui, des décisions de justice ont été rendues au nom de l’ubuntu.

De plus, comme ubuntu est un terme bantou, il existe dans toutes les langues sud-africaines – soto, xhosa, zoulou… Il a donc permis de relier des ethnies qui avaient été divisées durant l’apartheid. Il a aussi contribué à la réconciliation au-delà des religions – on peut être musulman et ubuntu, par exemple.

 

Mais l’ubuntu n’est-il pas un peu dépassé, aujourd’hui ?

L’ubuntu a fait partie de cet élan optimiste et volontariste des années 2000, en Afrique du Sud : on a fait tomber l’apartheid, on a réussi notre miracle, on organise la Coupe du monde de football… L’ubuntu met tout le monde d’accord et ressort dans les moments de fierté nationale, comme lors des élections, des victoires sportives… ou dans les cours d’éducation civique. Mais il est suranné, tout comme l’expression « nation arc-en-ciel », qui date de la même époque. Ces notions unissent, personne ne va se mobiliser contre elles, mais, si on creuse, elles peuvent prêter à sourire. Un peu comme « Liberté, Égalité, Fraternité » en France ! Ça a plus une fonction rhétorique et mythologique que réellement pratique.

 

L’ubuntu n’est-il pas inconciliable avec les inégalités abyssales du pays ?

Aujourd’hui, le mot est surtout servi aux touristes ou dans le domaine du développement personnel. Plus personne en Afrique du Sud ne dit : « On est dans un pays d’ubuntu et tout va bien. » Il y a d’abord cette critique de « l’impôt noir » : quand un enfant blanc entre à l’université, son père lui paie une voiture ; l’enfant noir, lui, se doit de payer une voiture à son père. Parce qu’il faut « rembourser » ce dont on a bénéficié. Penser au collectif en permanence, ça permet d’avancer, mais ça empêche de s’envoler très haut.

Et puis la société reste ségréguée, les inégalités s’accroissent… Certains estiment que Mandela est un traître et que l’ubuntu a permis de faire passer la pilule d’une époque vécue comme un échec : les bourreaux ont été amnistiés après avoir confessé des horreurs, l’économie et la terre sont toujours aux mains des Blancs… Les vieux montrent leurs cicatrices et disent qu’ils ont pardonné. Les jeunes, eux, ne veulent pas le pardon, ils veulent la justice. 

Propos recueillis par Hélène Seingier

 

 

 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !