Quand Claude Monet a 38 ans, il n’est pas encore tout à fait Claude Monet. Il est certes un artiste mature maîtrisant à merveille la fragmentation des couleurs sur la toile ; il a déjà signé quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, en particulier sa série de La Gare Saint-Lazare et il a même, dès 1874, inspiré son appellation à un mouvement bientôt destiné à une notoriété mondiale : l’impressionnisme. Mais sa signature n’est alors connue de personne ou presque. Il ne vend quasiment pas, il devra attendre les années 1890 pour compter Clemenceau parmi ses proches et, pour tout dire, il redoute chacun des lendemains qui se profilent… Ce 30 juin 1878, Claude Monet s’avère un parfait anonyme dans la foule multicolore, parmi les liesses parisiennes et les rues pavoisées, et traîne ainsi ses savates comme une sentinelle invisible. Pour qui sait cela, le tableau constitue d’emblée un paradoxe : il en émane un profond vitalisme, une euphorie tonnante et urbaine, alors même que son auteur préfère le calme de la campagne et se trouve rongé par de sombres inquiétudes : le manque d’argent et de reconnaissance auquel s’ajoutent les soucis de santé d’un second enfant en bas âge et, plus encore, ceux de sa femme Camille Doncieux, qui mourra d’un cancer un an plus tard.

C’est peu dire que la fraternité a joué un rôle immense dans la faculté qu’eut Monet de tenir, en toutes circonstances, l’expression de prodigieuse énergie qui caractérise son œuvre. Cette fraternité, c’est celle d’un réseau amical et solidaire dont l’histoire de l’art a parfois le secret. Pour le dire simplement, Monet n’est pas seul à tenter de réinventer la peinture en exécutant, comme dans ce tableau, des paysages à la fois très modernes, audacieux dans leur cadrage surélevé et animés par une facture tourbillonnante, atomisée et suggestive. Et il n’est pas seul à souffrir de l’indifférence et de l’hostilité des critiques et de l’administration qui régentent la vie culturelle de l’époque. Il y a avec lui ses camarades Renoir, Sisley, Pissarro, son amie Berthe Morisot aussi, sans oublier Cézanne. Or, dans l’adversité, tous se serrent les coudes, font bloc, s’entraident et s’encouragent. Mieux que cela : quand d’aucuns s’engueulent avec les autres, c’est souvent parce qu’ils jouent la carte de la réussite institutionnelle jugée trop individuelle. Degas en voudra par exemple énormément à Monet de présenter des toiles au Salon de peinture (la grande exposition officielle de l’époque) en 1880. Bref, comme l’affirma le grand historien de l’art André Fermigier en 1974 dans les colonnes du Monde où il tenait sa chronique : il y eut « une fraternité impressionniste » et, qui plus est, une fraternité sans doctrine.

Revenons au tableau. Il représente donc les rues de la capitale lors de la fête nationale. Ce n’est pas encore celle du 14 Juillet (qui sera promulguée en 1880) célébrant la Révolution française ; il s’agit de celle pour la Paix et le Travail qui, d’après le bimensuel de l’époque La Revue des deux mondes, constituait « une fête rare, unique, splendide » destinée à « éclips[er] les fastes de l’Empire [celui de Napoléon III] » en exaltant les forces laborieuses du pays. Par ailleurs, cette formule sans précédent vient en conclusion de l’Exposition universelle, elle-même fondée sur la concorde et l’émulation pacifiée entre les nations. Des dizaines de pays se sont retrouvés au sein d’une même ville et, devant des millions de visiteurs, ont promu la qualité de leur savoir-faire et de leurs productions : des machines en tout genre, des objets manufacturés, des œuvres d’art. Monet figure ici, en clôture de l’événement, la multiplication d’un seul et même drapeau, celui de la France, où par le jeu de la division des couleurs, des touches de bleu, de blanc et de rouge semblent s’autonomiser et éclater comme des cris de joie dans l’espace. Et ce n’est pas sans raison… En 1878, les blessures d’une double guerre sont encore fumantes : celle contre la Prusse, qui avait fini par la perte de l’Alsace et de la Lorraine ; celle de la Commune, abjecte guerre civile qui avait vu la capitale souillée de 20 000 cadavres au printemps 1871. Monet était parti à Londres à l’époque, mais certains de ses proches avaient payé d’un lourd tribut cette séquence traumatique. Son meilleur ami Bazille avait laissé sa peau contre les Allemands ; son modèle vénéré, Gustave Courbet, fut contraint à l’exil pour avoir été un communard zélé.

Cette fraternisation de rue, dans de telles circonstances, est d’autant plus cruciale qu’elle coïncide avec l’affirmation de la IIIe République naissante et encore extrêmement fragile sur le plan institutionnel. Ce que peint Monet, c’est donc un véritable moment de réconciliation populaire et politique. En outre, son parti pris esthétique consiste à adopter suffisamment de distance et de recul pour que les personnages ne se distinguent pas à titre individuel. Ils font masse, tandis que les drapeaux flottent et claquent comme s’ils transcendaient le corps social. Pour la petite histoire, Monet ne ménageait jamais sa peine pour obtenir le point de vue qu’il voulait sur les motifs qui l’intéressaient. En l’occurrence, pour figurer la rue Montorgueil, il héla un homme à son balcon et s’introduisit chez lui. Muni de ses tubes en étain, de son chevalet portatif, d’une toile, il s’attela à son œuvre depuis la fenêtre. Cela ne demeurera à jamais qu’une hypothèse, mais il y a fort à parier que l’hôte occasionnel de l’artiste, en voyant ce crépitement chromatique s’abattre sur le canevas à coups de pinceau rapides et sûrs, l’ait jugé complètement fou et, en tous les cas, très mauvais barbouilleur…

On ne le sait pas suffisamment mais, quarante ans plus tard, les célébrissimes cycles de Nymphéas de Monet furent eux aussi un monument dédié expressément à la victoire et à la paix. Le vieux peintre malade, endeuillé (il perdit un fils et sa seconde femme dans les années 1910), décida d’offrir ces « paysages d’eau » à la France et, en dépit de nombreux aléas et rebondissements, ceux-ci vinrent en effet décorer les salles du musée de l’Orangerie. Alors, comme l’ont observé de nombreux commentateurs de Monet, dont le philosophe Gaston Bachelard, l’artiste impressionniste ne se contente plus de chanter la fraternité des peuples, des nations. Il touche soudain du doigt une harmonie cosmique et panthéiste, peu définissable verbalement, où se mêlent toutes les aspirations les plus hautes de la peinture, où surgit une expression des secrets du monde qui demeurent hors des mots.

Monet, c’était l’émancipation totale des formes de l’art, c’était un inébranlable désir de voir toutes les beautés du monde reconnues pour elles-mêmes et indistinctement, c’était enfin un homme de bien incarnant l’esprit de groupe, cristallisant la solidarité et l’inspirant quand il le fallait. Monet, c’étaient donc la liberté, l’égalité et la fraternité. 

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