« Nous ne vivons pas une crise, mais le début d’une mutation »
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Dans Le Monde sans fin, vous rappelez que chaque humain consomme en moyenne 22 000 kilowattheures par an. En énergie humaine, ce serait l’équivalent de 200 esclaves à notre service en permanence. Doit-on se résoudre à la fin de cette énergie abondante ?
La réponse est oui, malheureusement : on doit se résigner à la fin progressive des énergies fossiles, qui représentent 80 % de notre approvisionnement énergétique et qui ont fait le XIXe et XXe siècle. La première limite est géologique, en amont : pour former des combustibles fossiles, il faut des dizaines ou des centaines de millions d’années – donc on s’en sert un million de fois plus vite qu’ils ne se forment. Une rupture avec l’énergie fossile est dès lors inexorable. Ça a même déjà commencé pour le pétrole conventionnel : son extraction mondiale a atteint son maximum en 2008 et, depuis, l’approvisionnement européen décline. D’ici à 2050, il pourrait être divisé par trois, parce que la production mondiale sera elle-même divisée par deux et que les pays producteurs voudront évidemment garder du pétrole pour eux.
« Si vous manquez d’énergie, la production baisse, car l’énergie, c’est les machines, qui sont indispensables pour faire fonctionner l’économie »
En Europe, le charbon et le gaz sont aussi contraints à la baisse pour des raisons géologiques. Et cette décrue énergétique annonce une contraction de l’activité économique. Un humain seul produit peu : nos jambes déploient une puissance moyenne de 100 watts ; un simple mixeur à soupe, lui, produit déjà quatre fois plus. Si vous manquez d’énergie, la production baisse, car l’énergie, c’est les machines, qui sont indispensables pour faire fonctionner l’économie. Roosevelt comptait les trains pour savoir si l’économie allait bien. Si on regarde aujourd’hui la quantité de logements construits en Europe ou le nombre d’objets produits, on constate que l’économie n’est plus en croissance depuis le pic pétrolier mondial. Ce que nous vivons n’est pas une crise, mais le début d’une mutation.
Quelle est la seconde limite à la consommation d’énergies fossiles ?
Le climat. C’est la contrainte en aval, mais elle est plus urgente encore. Nous devons diviser par trois nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 si l’on souhaite conserver une planète vivable. Or ces émissions sont en grande partie dues à la consommation d’énergies fossiles.
Que se passe-t-il si on ne fait rien, ou pas grand-chose ?
Nous allons « rôtir ». Nous en sommes à 1,2 degré d’élévation de la température moyenne planétaire par rapport à l’ère préindustrielle et l’on constate déjà des vagues de chaleur et des sécheresses qui font mourir une partie de la forêt française, qui mettent à mal les récoltes, qui ont tué 15 % des coraux, occasionné des inondations monstrueuses… Ces phénomènes ont aussi commencé à engendrer des migrations et des émeutes de la faim. Certaines ont conduit aux Printemps arabes. Tout cela illustre ce qui va nous arriver à beaucoup plus grande échelle avec une dérive climatique qui s’amplifie.
Réduire chaque année de 5 % les émissions de gaz à effet de serre, cela équivaut, sur le plan des dépenses énergétiques, à subir une épidémie de Covid de plus tous les ans. Comment peut-on encaisser cela ?
Je ne sais pas, mais je suis preneur de la solution ! Cette image est là pour frapper les esprits. Entre 1942 et 1945, les États-Unis ont reconfiguré 30 % de leur PIB. On doit viser des bouleversements de cet ordre, une forme d’économie de guerre, et non se demander si on va nommer un directeur du développement durable dans telle entreprise. Nos dirigeants, essentiellement des avocats et des personnes formées en sciences humaines, ne l’ont pas compris. Ils considèrent encore que l’énergie et le climat sont détachables du reste, alors même que c’est ce qui rend tout le reste possible. Ils pensent qu’on peut encore attendre pour rétablir la situation. Or la grosse différence entre agir et subir, c’est que dans un cas, on planifie et on s’organise ; dans l’autre, on ne fait que prendre des baffes.
Si l’énergie fait tourner le monde, comment préparer la sobriété ?
La sobriété va nous tomber dessus, de toute façon. Il y a trois manières d’économiser de l’énergie. La première, c’est l’efficacité : j’utilise moins d’énergie pour fabriquer et faire tourner un smartphone qui reste identique. La deuxième, c’est la sobriété : je choisis délibérément un smartphone plus petit et je le conserve trois fois plus longtemps. La troisième manière, c’est la pauvreté, qui est de la sobriété subie et qui rend donc très malheureux.
« La différence entre sobriété et pauvreté, c’est uniquement le caractère volontaire de la première »
Car la différence entre sobriété et pauvreté, c’est uniquement le caractère volontaire de la première : acheter par conviction des vêtements d’occasion rend bien plus heureux qu’y être contraint parce qu’on n’a pas les moyens d’acheter du neuf. Il faut rendre la sobriété sinon désirable, du moins acceptable.
Quelles seraient les priorités pour atteindre cette sobriété ?
Dans le secteur du logement, par exemple, il vaudrait mieux rénover que construire. Le deuxième poste est lié à nos achats. Là, c’est assez simple : il faut acheter moins – on renouvelle moins souvent le canapé, les chaises ou la machine à laver ; on répare.
Le troisième poste concerne les transports. Si on veut utiliser moins d’énergie, il faut que chaque personne utilise un véhicule moins lourd pour se déplacer – passer de la grosse à la petite voiture, de la petite voiture au vélo – et qu’elle se déplace moins vite. On réduit la vitesse sur les routes, on ne prend plus l’avion… Et le dernier poste, très important, c’est celui de l’alimentation. Il faut d’une part diminuer la taille du cheptel bovin, à cause du méthane qu’il produit et qui est un puissant gaz à effet de serre et, d’autre part, réduire l’utilisation d’engrais azotés, qui émettent du protoxyde d’azote, un autre gaz à effet de serre. Si on mange moins d’animaux, et surtout moins de viande rouge, l’agriculture exercera moins de pression.
Selon vous, les énergies fossiles ont notamment permis l’émergence de la classe moyenne. Est-elle condamnée ?
À terme, ça la remet en question de façon évidente. Avec l’énergie, on a vu l’émergence du confort matériel chez tous, du pouvoir d’achat pour tous. Et la modification du type d’activité avec le développement du secteur tertiaire. Est-ce que la décrue énergétique va permettre de conserver ce genre de travail, de services ? À terme, pas dans les mêmes proportions. La société va devoir se structurer différemment.
Comment vont évoluer les emplois ?
Dans un monde avec moins d’énergie, plus de gens vont devoir travailler avec leurs mains. Il y aura moins d’emplois dans la construction automobile, mais il y aura besoin de 300 000 personnes dans ce qu’on appelle le système vélo : afin de les fabriquer, de les entretenir, de les utiliser pour les livraisons… Ce sont des emplois matériellement moins prédateurs.
« L’économie mondialisée est une économie sous perfusion énergétique »
De même, il va falloir réembaucher du monde dans l’agriculture. L’énergie abondante a aussi permis d’augmenter la taille des entreprises, la sobriété énergétique va conduire à l’inverse. Quelles multinationales existaient il y a deux siècles ? L’Église et les comptoirs liés à la colonisation. L’économie mondialisée est une économie sous perfusion énergétique, ne serait-ce que pour déplacer des porte-conteneurs. Raccourcir les chaînes de valeur va poser un vrai problème à un pays comme le nôtre, qui ne dispose de quasi aucune matière première. Il faudra qu’on choisisse de quelles puissances étrangères dépendre.
Pourra-t-on continuer à vivre en ville ?
Il n’y aurait jamais eu une Île-de-France à 10 millions d’habitants sans l’énergie abondante. Pour que tienne une agglomération pareille où aucun aliment n’est produit sur place, vous avez besoin de transports longue distance, donc d’énergie (un camion sur trois en France transporte des denrées alimentaires) ; vous avez besoin d’emballages, donc d’énergie pour les mettre en forme ; vous devez faire venir vos vêtements, votre électronique, votre dentifrice… Le projet du Grand Paris, qui consiste à étaler encore davantage la ville, est totalement anachronique.
Que serait un projet pertinent ?
Ce sont des petites villes, dont le rayon de dépendance diminue. Les fermes et les fabriques sont à distance raisonnable pour fournir de la nourriture et des meubles. Et si la ville devient trois fois plus petite, elle a besoin de trois fois moins de transports. Les urbanistes doivent raisonner avec le bon cahier des charges : puisque l’énergie permet la vascularisation des villes, il va falloir diminuer leur activité pour éviter la thrombose.
Va-t-on revenir à une vie d’avant le pétrole, au monde de la lampe à huile ?
Non, le monde à l’avenir se situera quelque part entre la civilisation préindustrielle et l’état du monde actuel, avec un niveau de confort qui dépendra de deux critères. Le premier sera la quantité d’énergies décarbonées et pilotables que l’on pourra utiliser : on connaît très bien les énergies diffuses et intermittentes, comme le solaire ou l’éolien, car ce sont celles dont on disposait avant la révolution industrielle. Elles sont plus performantes aujourd’hui, c’est indéniable. Mais serons-nous capables demain de produire, rénover et entretenir un parc mondial entièrement éolien et solaire sans les énergies fossiles d’aujourd’hui ? Cela reste à prouver.
La seule énergie pilotable, décarbonée et dense qui existe s’appelle le nucléaire – et l’hydroélectricité, pour les pays qui ont la chance d’avoir des montagnes. Mais le nucléaire est un parachute ventral : s’il permet d’atterrir en évitant de se fracasser quand les combustibles fossiles manqueront, on risque tout de même de se faire une entorse et de se casser le nez, ce qui signifie que nous allons devoir faire de gros efforts de toute façon. Le deuxième critère sera notre capacité à produire de façon très sobre. On a accumulé du capital intellectuel depuis la révolution industrielle, on sait produire avec moins. On pourra donc garder une partie de notre confort, mais pas dans les dimensions de gigantisme qu’on connaît aujourd’hui.
Comment réduire la consommation d’énergie sans que ce soit liberticide ?
Les restrictions à la liberté ont toujours existé. Avec la fin des machines triomphantes, on va devoir renoncer à une partie de notre liberté individuelle, comme celle de partir à 3 000 km en avion si ça nous chante. Il va falloir trouver l’enchantement du voyage en allant moins loin, ce qui n’est pas gravissime. Mais c’est une liberté pour une autre : en imposant des contraintes énergétiques et climatiques, on va gagner de la sécurité collective pour l’avenir. On va aussi gagner un but. C’est important, un but, c’est mobilisateur. Et la bonne question à se poser, c’est de savoir si cela nous rendra plus malheureux. Ce qui dépend en réalité du caractère volontaire ou non de ce changement.
Qui doit donner l’impulsion ? Les citoyens, le secteur privé, les politiques ?
Tout le monde a un rôle à jouer dans cette histoire, sans attendre les autres. Les citoyens peuvent changer leur mode de vie pour montrer aux politiques qu’ils sont prêts à ce que la règle change. C’est en voyant des associations, des petites entreprises, des élus locaux faire des choses que l’étage du dessus va sentir la pression et changer les règles. Sauf à avoir un visionnaire à la tête de l’État. Mais ça, ça demande une période de crise. Et nous n’y sommes pas encore suffisamment enfoncés.
Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER & JULIEN BISSON
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