La transition écologique est un effort de très long terme et, si on veut le mener à bien, il faut arriver à avancer assez vite sur un chemin de crête entre deux gouffres. Le premier, c’est l’inaction, ou l’action trop lente. On a en gros une génération pour changer radicalement un modèle de développement qui s’est construit depuis plus de cent cinquante ans. Mais le deuxième gouffre, c’est la convulsion sociale : ce qui doit être fait ne peut se faire dans la douceur et la tranquillité, parce que ça nécessite de chacun et de chacune d’entre nous des efforts significatifs. Au niveau des ménages, cela signifie changer sa voiture, sa chaudière, rénover son logement, changer de régime alimentaire probablement. Au niveau collectif, on est devant une montagne d’investissements qui va supposer aussi des efforts de la part des finances publiques, donc des contributions fiscales, sociales relativement significatives.

Tout cela peut bien sûr engendrer des crispations, voire des réactions violentes ou des convulsions plus générales, comme on l’a vu avec les Gilets jaunes. Le défi de cette transition n’est donc pas seulement technique ou économique, c’est aussi un défi social et un défi de gouvernance. Ce chemin de crête, il faut le construire. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’a pas encore vraiment jeté les bases d’une transition active, qui avance vite, sans fracturer la société. La transition écologique n’est d’ailleurs pas isolée, songeons aux transitions démographique, numérique, toutes ces transitions qui appellent beaucoup plus qu’une inflexion de quelques degrés de nos politiques publiques. Or pour mener des changements de cette nature et de cette envergure, on ne peut pas se contenter du système de gouvernance électorale représentatif. La démocratie représentative est fondamentale, mais elle n’a pas les ressources nécessaires pour paver seule le chemin d’une transition acceptée et généralisée. C’est pourquoi j’ai reçu la proposition de la Convention citoyenne pour le climat comme une innovation très prometteuse.

Depuis dix-huit mois, on voit monter assez nettement dans les enquêtes d’opinion la préoccupation climatique et écologique, dans tous les milieux sociaux. En revanche, chacun souhaite déporter sur les autres la charge principale de l’effort à mener. Or, ce qui est dramatique avec le changement climatique, c’est que personne n’est innocent, et que tout le monde sera victime. Évidemment, il y a des gens plus coupables que d’autres, et il y a des gens qui seront plus victimes que d’autres, et ce ne sont pas forcément les plus coupables qui seront les plus victimes. Mais on sait aussi que la transition écologique ne pourra pas être faite sans demander aux classes moyennes et populaires des changements de comportement assez significatifs. Car la masse de la population est là, et ils ne serviraient à rien de demander aux seuls riches de changer de voiture ou de chaudière. C’est donc toute la population qui doit être entraînée dans ce mouvement de transition. Mais cela n’est possible que si, avant de fixer des normes, on s’attache à fournir des alternatives. Les augmentations de la taxe carbone ont été mal vécues car elles n’offraient aucune alternative à ceux qui dépendaient de leur voiture. C’est pourquoi l’une des clés de cette transition sera notre capacité de discussion, de délibération. Sans cela, ceux à qui on demande des efforts et qui se montrent incapables de les fournir seront en droit de ressentir une forme de mépris des pouvoirs publics.

La discussion n’est pas synonyme de lenteur

Pour cette raison, je suis partisan d’une transition écologique beaucoup plus négociée. On pourrait craindre qu’elle soit alors un peu plus lente. En vérité, elle sera plus rapide, parce qu’on perdra moins de temps, qu’on aura moins de convulsions, d’accidents de parcours. Les Suédois ont procédé ainsi avec l’initiative Fossil Free Sweden : pour atteindre la neutralité carbone, ils ont commencé par réunir autour d’une même table entreprises, syndicats et territoires, pour voir ce qui pouvait coincer. Les Néerlandais ont fait à peu près la même chose avec les Climate Tables, en réunissant les acteurs des principaux secteurs de la transition. Résultat : un tiers des bornes électriques de recharge installées aujourd’hui en Europe le sont aux Pays-Bas. La discussion n’est donc pas synonyme de lenteur.

Pour que cette négociation aboutisse à un compromis accepté, il faut que les gens qui participent à la discussion et à la délibération soient susceptibles de changer d’opinion.

Ce compromis ne pourra être accepté par la population qu’à une condition impérative : se mettre d’accord sur les faits

C’est pour ça que l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat, avec des citoyens ordinaires tirés au sort et représentatifs de la société française, est intéressante. Parce que ceux-ci ont pu entendre des experts, être percutés par leurs arguments, écouter leurs pairs également. Si bien que 78 % des participants disent avoir changé d’avis au cours de l’exercice. Si la discussion ne permet pas cela, alors autant faire un sondage. La procédure de délibération, de négociation, doit maximiser les chances pour chacun de changer d’avis. C’est pour cela aussi qu’il faut que les scientifiques eux-mêmes ne soient pas dans une attitude de leçon magistrale, mais au service de la société, avec leur part de doute. C’est ainsi que leur parole peut être la mieux acceptée. Alors on peut envisager de passer du consensus sur le diagnostic au compromis sur l’action.

Ce compromis ne pourra être accepté par la population qu’à une condition impérative : se mettre d’accord sur les faits. Ça a l’air d’une banalité, mais quand vous avez fait cela, vous avez fait la moitié du travail. Les participants à la Convention n’étaient pas tous écolos, mais ils le sont devenus car ils ont écouté une paléoclimatologue, par exemple, leur expliquer pendant une heure et demie la réalité des faits. Et il est regrettable que chacun de leurs concitoyens n’ait pas pu faire la même expérience. Ensuite, il faut des méthodes de délibération. Il faut donc des parties qui se respectent, des règles de parole, mais aussi une participation qui dépasse le cercle des seules personnes qui se sentent autorisées à intervenir pour correspondre à l’ensemble des composantes de la société. Car ce sont ceux qui participent le moins à la vie publique, les chômeurs, les jeunes, les mères isolées, qui sont les plus fragiles et donc les plus touchés par les décisions publiques.

Quand vous avez franchi ces deux premières étapes, vous avez fait l’essentiel du travail. Mais comment répliquer une procédure menée lors de la Convention avec 150 personnes à l’échelle de l’ensemble du corps électoral, soit plus de 46 millions de Français ? Comment aboutir à un compromis national ? Je crois que pour y parvenir, il faudrait à l’avenir articuler le « grand débat », comme on l’a connu en 2019, et la Convention sur le même sujet. Qu’on laisse d’abord les Français exprimer leurs aspirations, leurs contradictions, leurs attentes, leurs peurs, etc. Puis qu’on en fasse une synthèse et qu’on la confie à un panel représentatif de citoyens, chargés de passer des constats aux propositions. Si on fait cela, je pense qu’on peut marier correctement la participation de masse et la délibération de qualité, pour faire participer tout le collectif à cette quête de compromis. Bien sûr, ça ne s’arrête pas là. On pourrait même imaginer, derrière, une campagne référendaire, à laquelle participeraient à nouveau l’ensemble des citoyens. Dans tous les cas, ce serait déjà un progrès, et on pourrait, pour le sujet précis de la transition écologique, convoquer à l’avenir de nouvelles assemblées aléatoires et représentatives, peut-être sur des sujets plus ciblés, plus sectoriels. Mais ce ne peut être qu’un instrument parmi d’autres dans la boîte à outils de la gouvernance écologique, qui doit aussi impliquer les entreprises, les syndicats, les territoires… La démocratie n’est pas faite que d’atomes individuels, mais aussi de collectifs. Les conditions du compromis écologique, c’est de mobiliser l’ensemble de ces outils.

L’expérience de la Convention citoyenne pour le climat m’a permis de pointer deux blocages principaux qu’il faudra surmonter, et qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le premier, c’est le rôle des forces capitalistes : on a besoin urgemment que ces forces intègrent l’impératif écologique, d’autant plus qu’une fois qu’elles l’auront intégré ça peut aller très vite, et très fort – on l’a vu avec le photovoltaïque ou la voiture électrique. Il y a des résistances, car ces forces cherchent parfois à protéger des marchés installés, des rentes technologiques. Mais il faut véritablement les entraîner davantage sur cette voie, que ce soit dans l’industrie ou dans le domaine agricole, car elles peuvent être des atouts considérables de la transition. L’autre résistance importante, c’est la dispersion de l’habitat sur le territoire. Depuis plusieurs décennies, on a organisé l’expansion du périurbain : la population qui y vit a augmenté de 40 % en vingt ans ! Et cela se paye aujourd’hui au niveau des pollutions et de l’artificialisation des sols. On ne peut pas revenir en arrière. Le bâti est là pour des décennies. Il faut donc aider fortement les habitants de ces zones, dont les revenus sont souvent assez limités, à isoler leurs logements et à changer de véhicule. Ce ne sera pas facile, mais c’est une bataille essentielle.

Pour aider les ménages modestes, nous avions imaginé, sur le modèle des « chèques déjeuner », des « chèques verts » qui auraient permis d’acheter des biens et des services écologiquement bénéfiques – des aliments bio, des vélos, des services de réparation, de l’écotourisme… L’important étant de laisser aux gens la liberté de la dépense, pour ne pas sombrer dans une forme de paternalisme, pour leur permettre de porter eux-mêmes ces normes écologiques. La transition ne peut pas être décidée seulement d’en haut, sinon on court à l’échec. Il faut que tout le monde participe à ce récit commun et ait les moyens de le faire. Car c’est une réalité sur laquelle il ne faut pas mentir : c’est vrai, la transition écologique va coûter très cher. Mais elle va aussi permettre d’éviter à l’avenir des coûts encore plus chers. 

 

Conversation avec JULIEN BISSON

Illustrations JOCHEN GERNER

 

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