Quel regard les Français portent-ils sur la transition écologique ?

Il y a aujourd’hui un diagnostic largement partagé sur la réalité du changement climatique, à la différence par exemple du cas des États-Unis où existe un mouvement climatosceptique puissant. Il y a aussi un consensus sur l’impact de l’activité humaine, ce qui explique qu’une grande majorité des personnes interrogées se disent favorables à la mise en place d’actions visant à répondre à cette menace, ou jugent que ce devra être une priorité du gouvernement qui sortira des urnes au printemps prochain. Le bât blesse quand il s’agit de rentrer dans le détail et d’adhérer à un certain nombre de mesures concrètes qui peuvent soit se traduire par un renchérissement de certaines activités – liées, par exemple, à des taxes supplémentaires sur le carburant, les vols en avion ou les produits importés –, soit se traduire par la nécessité d’adapter ou de changer assez clairement ses habitudes et ses modes de vie, comme prendre moins la voiture ou consommer moins de viande. Le constat est partagé, mais les conséquences à en tirer moins évidentes quand on descend au niveau individuel.

« La circulation du virus a servi de piqûre de rappel quant aux atteintes faites aux écosystèmes »

Selon une étude récente de l’Ifop, 72 % des Français jugent que la transition écologique est compatible avec le fait de poursuivre la croissance économique, quand 28 % pensent le contraire. On est loin d’un mouvement général vers la sobriété…

Ou alors ce serait un mouvement vers une sobriété assez limitée. Les Français ont intégré, par exemple, la nécessité du recyclage. En revanche, ils sont plus frileux dès lors qu’on évoque certains aspects de leur vie quotidienne, comme les modes d’habitation. Les propos d’Emmanuelle Wargon, ministre chargée du Logement, selon lesquels l’idéal pavillonnaire serait « un non-sens écologique », sont inacceptables pour les Français en l’état actuel des choses, et notamment en cette sortie du Covid. Car la crise sanitaire a servi d’accélérateur à un certain nombre de tendances qui étaient déjà à l’œuvre dans la société, tendances parfois contradictoires. D’un côté, une sensibilité accrue à la cause environnementale : la circulation du virus a servi de piqûre de rappel quant aux atteintes faites aux écosystèmes et à la nécessité d’agir pour le climat. Mais, dans le même temps, la situation a amplifié l’envie des citoyens d’utiliser une voiture individuelle pour éviter les risques liés aux transports en commun, et renforcé l’aspiration à quitter les grandes métropoles pour s’installer dans des maisons plus vastes, disposant d’un jardin. Un autre effet du Covid peu compatible avec la transition écologique, c’est l’essor de la livraison à domicile. On ne reviendra pas en arrière de ce côté-là. Ça veut donc dire plus d’entrepôts, plus de véhicules qui circulent : au lieu de la France du quart d’heure, le Covid a donné naissance à la France de la livraison en dix minutes… Prenez un autre indicateur éloquent : l’engouement pour les piscines individuelles. On en répertorie aujourd’hui au moins trois millions en France ! Les carnets de commandes des piscinistes sont pleins, et ceux qui ne peuvent pas s’en payer une se replient sur les jacuzzis. C’est un exemple qui traduit bien une tendance de fond : dans un quotidien marqué par le sentiment d’insécurité, d’inquiétude climatique, on rentre dans son cocon, donc son logement, et on l’agrémente du mieux qu’on peut.

Les réticences face à la transition écologique viennent-elles plutôt de décisions politiques ou de dégradations économiques ?

C’est difficile de les départager. Avant l’épisode des Gilets jaunes, le passage aux 80 km/h sur les nationales a semblé constituer un galop d’essai, jusqu’à ce que la crise éclate avec la taxe carbone. Mais cette crise a eu lieu aussi parce que les cours du pétrole avaient augmenté depuis plusieurs mois sans que le gouvernement en soit responsable.

« Les évolutions les mieux perçues sont encore celles qui font peser l’effort sur les autres »

C’est la conjonction des deux, une situation économique vécue comme pénalisante et une action politique jugée méprisante, qui peut allumer la mèche – on le constate encore ces jours-ci. Lorsque Sandrine Rousseau affirme qu’il faut s’habituer aux carburants chers, et qu’ils devraient l’être davantage encore, c’est insupportable pour une grande partie de la population.

Y a-t-il pour autant des sujets sur lesquels les Français attendent des évolutions positives grâce à la transition écologique ?

La question du travail peut être mise en avant, et notamment le développement du télétravail depuis le Covid. C’est une réalité qui ne touche pas tout le monde, bien sûr, mais aujourd’hui un quart de la population télétravaille entre un et trois jours par semaine, ce n’est pas rien. Et pour eux, le fait de rester chez soi, de ne pas utiliser la voiture individuelle, est vécu de manière positive en termes de qualité de vie comme de budget. Ensuite, il y a d’autres sujets vus de façon positive, à condition de bénéficier d’aides publiques très conséquentes. Je pense notamment à tout ce qui concerne l’isolation des logements : pas de problème pour faire des travaux chez moi si ça peut réduire ma facture de chauffage, mais j’ai besoin d’un soutien financier ! Idem pour l’achat d’une voiture hybride ou électrique, lesquelles coûtent encore très cher. Les évolutions les mieux perçues sont encore celles qui font peser l’effort sur les autres, comme l’interdiction des emballages plastiques pour les industriels, les normes sur la composition de certains produits alimentaires ou la place renforcée des produits de saison.

Qu’en est-il des évolutions alimentaires comme la consommation de viande ?

Plus d’un quart de la population aujourd’hui se dit végane, végétarienne ou flexitarienne – ce dernier poste, qui indique ceux qui limitent volontairement leur consommation de viande, étant largement le plus important. Ce n’est pas encore révolutionnaire, mais c’est une évolution à bas bruit au pays de la cuisine. De plus en plus de gens se disent que ce n’est pas plus mal pour leur santé de manger moins de viande, quitte à se faire davantage plaisir avec un barbecue ou un burger.

« Les moins de 35 ans sont bien plus enclins que leurs aînés à accepter la sobriété »

Comme souvent, il y a un calcul coûts-bénéfices, en termes de santé comme de budget. Ensuite, c’est un mouvement de société à accompagner : de plus en plus de chaînes de restauration, collective ou privée, proposent des plats végétariens, des gammes de produits de bonne qualité sont développées par l’agroalimentaire. C’est une évolution lente, trop sans doute pour les écologistes, mais bien assez rapide pour les éleveurs, qui voient la consommation de bœuf diminuer chaque année.

Y a-t-il des lignes de fracture fortes entre les tenants de la sobriété et les autres ?

Il y a un facteur générationnel important : les moins de 35 ans sont bien plus enclins que leurs aînés à accepter la sobriété. C’est aussi vrai pour les personnes ayant un niveau d’études élevé. Mais cela peut aussi être lu comme une forme de confiance dans leur capacité à s’adapter à cette nouvelle donne. Quand on gratte un peu, on voit qu’il y a certes une forme de conservatisme des modes de vie, mais surtout un rapport très fort à la consommation. Dans une société largement désidéologisée, où le rêve du grand soir a disparu, le bonheur doit se trouver ici et maintenant. Pour une partie des CSP+ (les catégories socioprofessionnelles supérieures), cela ne passe pas forcément par la consommation – ils peuvent justifier leur position dans la société autrement que par le pouvoir d’achat. Mais pour les classes populaires et pour une bonne partie de la classe moyenne, la consommation est à la fois une récompense des efforts fournis au travail, et une reconnaissance sociale, celle de pouvoir accéder aux mêmes biens culturels et récréatifs que la majorité de ses congénères.

« Il y a un investissement symbolique dans la consommation qui apporte une forme de dignité »

Acheter du Nutella ou du Coca, et pas des produits premier prix en marque distributeur, c’est accéder à un certain statut. Les classes aisées peuvent bien appeler au boycott du Black Friday, pour une majorité de la population, c’est la seule occasion de l’année d’accéder à certains produits. Même chose pour le transport aérien : quelqu’un qui part cinq ou six fois par an en avion, pour un week-end à Barcelone ou des vacances au soleil, peut être convaincu de réduire ses déplacements. Pour celui qui économise toute l’année pour emmener sa famille au Maroc ou en Tunisie en low cost, il est terrible d’imaginer que le prix du billet puisse être multiplié par deux ou trois.

Cela peut être un facteur de colère ?

Bien sûr ! L’avion a été démocratisé par l’arrivée des vols low cost. Comment imaginer qu’on puisse revenir en arrière, qu’on retire tout cela aux gens, sans qu’il y ait des résistances fortes ? Il y a un investissement symbolique dans la consommation qui apporte une forme de dignité. Y renoncer, c’est mécaniquement déchoir.

On pourrait aussi penser que la transition crée une forme de récit commun derrière lequel se rallier ?

Sur le papier, c’est un enjeu qui devrait produire de la cohésion, parce que tout le monde va en souffrir, et parce qu’au vu de l’ampleur des actions à mettre en place, les gestes individuels ne suffiront pas. Donc on pourrait imaginer un rassemblement face à un ennemi commun. Mais on ne peut pas demander aux classes populaires de consentir à faire des efforts, s’ils ont le sentiment que les plus riches ou les entreprises ne montrent pas l’exemple. Ils ont déjà le sentiment d’être la cible d’injonctions surplombantes qui les culpabilisent, qui les font passer pour des beaufs roulant au diesel, indignes de nos métropoles-écrins. C’est une violence symbolique et sociale très forte ! Comment se convaincre de faire des efforts quand on a le sentiment d’être méprisé ? Il y a un constat partagé, mais on est encore loin d’un projet commun où on accompagnerait les moins aisés. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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