C’en est fini du terrible voyage, ô mon capitaine,
Essuyés tous les grains, remportés tous les gains par
 notre vaisseau,
Le but est proche, sonnent les cloches, la foule en liesse
Suit la lisse, audacieuse et droite glisse la quille ;
Mais ce saignement rouge, ô mon cœur,
       Mon pauvre, pauvre cœur,
               Sur le pont où mon capitaine est couché,
                        Cadavre froid et raide.

Debout ! mon capitaine, entends les cloches,
Lève-toi, c’est pour toi que claquent ces flammes, pour toi que trillent ces clairons,
Pour toi ces bouquets, ces tresses, ces couronnes – et ce rivage noir de monde
Qui t’acclame, cette fluctuante masse de visages anxieux,
       Écoute-les, père chéri, écoute-moi,
               Je passe mon bras sous ta nuque !
                        Non, c’est un rêve, tu n’es pas mort,
                                Tu n’es ni raide ni froid sur ce pont !

Mais Lui ne répond pas, ses lèvres demeurent pâles,
Il ne sent pas mon bras, mon père, son pouls ne bat plus,
Sagement à l’ancre, route terrible accomplie,
Son vaisseau est au but, la victoire est acquise ;
       Rivages, exultez ! Cloches, résonnez !
               D’un pas de feutre, pour moi, je foule
                        Le pont où l’on a étendu le cadavre,
                                Mon capitaine, par la mort, roidi.

 

Feuilles d’herbe
© éditions Grasset et Fasquelle, 1989 et 1994, pour la traduction française de Jacques Darras

 

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