Adieu mon frère,

C’est ainsi que s’adressait à moi Michel dans les derniers courriers manuscrits qu’il m’avait fait parvenir, de cette écriture sans pareille.

Notre première rencontre date de septembre 1958, lorsque Michel, déjà homme de gauche, abandonnant les trop rétrogrades Jeunesses socialistes et la SFIO, vint rejoindre nos rangs de la petite Union de la gauche socialiste (UGS) qui regroupait les intellectuels de ce qui allait devenir plus tard la deuxième gauche.

Je revois encore la mine gourmande de mon ami Serge Mallet, le sociologue visionnaire de la nouvelle classe paysanne, me présentant un jeune et brillant inspecteur des Finances tellement différent de la majorité enseignante de nos adhérents. Michel Rocard, alors haut fonctionnaire, avait pris le nom de Michel Servet, cet humaniste brûlé vif pour hérésie en 1553. Il avait rejoint nos rangs et il allait y jouer un rôle de plus en plus important, jusqu’à incarner ce qu’on appela la nouvelle gauche réaliste et pragmatique débarrassée des scories d’un marxisme mal digéré. Depuis cette date, nous ne nous sommes jamais quittés. Nous nous sentions tous deux héritiers de Pierre Mendès France, auquel tant de gens font référence, qui ne l’ont jamais connu.

L’émotion que soulève la disparition de Michel est le reflet du rôle exceptionnel qu’il aura joué à la recherche de la vérité et de l’intérêt général par-delà les conformismes et les replis frileux. Pas une fausse note dans le concert de louanges, pas une critique de ceux qu’il fustigeait, qui n’osent encore s’attaquer à la statue du Commandeur.

Michel était l’homme le plus décoré de France et dans un très grand nombre de pays, ce qui était encore la preuve de son rayonnement. Beaucoup avaient distingué ses mérites. De Felipe González à Gorbatchev dont il fut le seul invité français lors de sa réception chez la reine à Londres. Il y mettait une certaine coquetterie et je revois encore son visage rayonnant lorsqu’il vint m’annoncer sa nomination au plus haut grade de la Légion d’honneur.

Me reviennent en foule les innombrables curiosités de Michel. Son goût pour toutes les découvertes : le bateau qu’il barrait en Bretagne avec son ami Edmond Maire, leader de la CFDT – il me faisait signe lorsqu’il passait au large de ma propriété bréhatine –, le planeur qu’il avait découvert plus récemment et le plaisir qu’il prenait à raconter comment, au cours d’un de ses vols, un aigle l’avait accompagné.

Sur le plan intellectuel, nous avons toujours eu en commun le refus de la violence, la préférence pour le contrat, au lieu de lois toujours plus contraignantes, quand elles ne deviennent pas paralysantes.

Et, au-dessus de toutes les vertus, Michel plaçait l’intelligence. Je l’entends encore me dire : « Un : l’intelligence. Deux : l’intelligence. Trois : l’intelligence. » – cette intelligence qui permet de comprendre un peu l’extraordinaire complexité de notre vaste monde. Oui, Michel était d’abord l’incarnation de l’intelligence.

Aujourd’hui, c’est un plaisir de constater combien de gens se sentent rocardiens, y compris certains dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne les portait pas dans son cœur. Mais il serait du plus mauvais goût de rentrer dans cette polémique. En revanche, je me ferai un devoir avec ses meilleurs et plus proches amis de continuer à diffuser les si lumineux enseignements de Michel.

Depuis plus de dix ans, Michel partageait mes bureaux, ce qui a encore renforcé notre intimité. Il affirmait ainsi sa totale liberté loin des palais nationaux auxquels il avait droit. Liberté qui lui était plus chère que tout.

Et, pour finir, le mieux est encore pour moi de citer les derniers mots qu’il m’écrivait à propos de l’un de mes articles :

« Pourquoi me demandes-tu mon avis quand tu écris des choses que tu sais que je pense ? Dans la situation actuelle, je ne pense pas qu’on puisse dire autre chose, donc bravo et merci. Pourtant au fond de l’affaire, l’essentiel est dans ce que tu ne peux pas dire et même peut-être ne dois pas dire. Je te redis mon inquiétude, qui ne sera dicible que si l’ambiance change, donc on se tait et on garde en réserve l’espoir de pouvoir être entendu. »

Adieu mon frère,

Ton œuvre a éclairé notre vie ; il appartient à la nouvelle génération de la poursuivre et de s’en inspirer.  

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