Quotidienne

Bribes pour un portrait d’une société déchirée #19

Sylvain Cypel, journaliste

Éminent connaisseur du Proche-Orient, ancien directeur de la rédaction de Courrier international et auteur entre autres de L’État d’Israël contre les Juifs, Sylvain Cypel apporte chaque jour pour le 1 hebdo son regard et ses analyses, pour mieux comprendre ce qui se joue dans la guerre actuelle au Proche-Orient.

Bribes pour un portrait d’une société déchirée #19
Illustration Stéphane Trapier

Samedi ou dimanche en Israël, quatre semaines après l’attaque du Hamas.

– Le correspondant militaire du principal journal titre : « Malgré de féroces attaques israéliennes, le Hamas maintient son contrôle sur Gaza ».

– Amichaï Friedman, rabbin d’une base militaire d’entraînement, proclame devant la troupe : « Tout le pays nous appartient. » Il y inclut « la Cisjordanie et le Liban » et propose, une fois le Hamas « détruit », d’envoyer massivement des colons israéliens repeupler Gaza.

– Yaakov Godo et Maoz Inon, deux Israéliens ayant perdu des proches lors du massacre du 7 octobre, appellent « les familles endeuillées et les familles des otages » à manifester leur colère. « Puisque Netanyahou n’a été présent à aucun enterrement, n’a rendu visite à aucune des personnes endeuillées – ne les a pas même appelées au téléphone –, alors, c’est nous qui viendrons le voir. » À la fin du shabbat, pour le deuxième samedi soir successif, les manifestants se sont rendus devant la Knesset (le parlement israélien, à Jérusalem) et la Kyria (le ministère de la Défense, à Tel-Aviv). Là, Gal Hirsch, l’homme chargé de la libération des Israéliens capturés, a été accueilli aux cris de « honte », « déshonneur ». 200 manifestants se sont rassemblés devant les appartements privés du Premier ministre ; ils ont été dispersés par la police à coups de canon à eau. D’autres ont défilé jusque dans de petites villes. À Césarée, devant la villa privée du chef du gouvernement, les manifestants brandissaient une pancarte : « Netanyahou démission. Tout de suite ! »

– Interrogé pour savoir s’il proposait de « larguer une bombe atomique sur la bande de Gaza, la raser et tuer tout le monde », Amihaï Eliahou, ministre du Patrimoine et membre du parti fasciste Force juive, répond : « C’est une option. » Le chef du gouvernement le suspend de participation aux réunions gouvernementales « jusqu’à nouvel ordre ».

– Un reporter israélien accompagne un bataillon du régiment d’élite Givati, dont les blindés avancent lentement dans la ville de Gaza. L’officier admet : « On voit à peine les terroristes. Ils sont sous terre et n’émergent que pour tendre des embuscades. » La veille, le général américain David Petraeus, ancien commandant en chef des forces américaines en Irak, avait lancé une mise en garde aux Israéliens : la bataille dans laquelle ils se lancent sera « terriblement difficile ».

Depuis le 7 octobre, des centaines de réservistes israéliens vivant ou séjournant à l’étranger sont rentrés en Israël pour rejoindre leurs unités. Mais il est une autre tendance dont on entend moins parler : ceux qui s’en vont.

– À Jabalia, camp de réfugiés palestiniens martyrisé du nord de Gaza, l’armée israélienne tente de pousser le maximum de personnes à fuir vers le sud. Sans grand succès à ce jour. « Ils savent qu’afin de créer une zone tampon, Israël entend ne pas les laisser revenir », note Haaretz. Samedi soir, l’armée avait appelé les résidents encore présents à fuir avant son offensive. « Si vous tenez à vous et à vos proches, partez », avait écrit en arabe son porte-parole sur X (ex-Twitter). Au même moment, la majeure partie de la bande vit sans électricité ni téléphone, donc sans accès à Internet.

– Depuis le 7 octobre, des centaines de réservistes israéliens vivant ou séjournant à l’étranger sont rentrés en Israël pour rejoindre leurs unités. Mais il est une autre tendance dont on entend moins parler : ceux qui s’en vont. Beaucoup, surtout dans les grandes villes, connaissent quelqu’un qui est parti ou qui parle de partir. Leur nombre est inconnu. Mais l’idée est dans l’air. Où vont ces « antipatriotes » ? En Grèce, à Chypre, à une heure de vol. Plus loin, s’ils en ont les moyens.

Ce sont souvent « des gens pour qui le massacre a fait déborder le vase et qui ont abandonné une fois pour toutes leur foi dans le projet national appelé Israël », assure le journaliste Rogel Alpher. La plupart, note-t-il, sont « progressistes, éduqués, travailleurs et laïques. […] Ces Israéliens n’adhèrent plus à “l’idée de n’avoir aucun autre pays” », qu’il est impossible de vivre une autre existence ailleurs. « Les psychopathes ruinent leur vie, conclut-il, qu’ils se nomment Netanyahou, Ben Gvir [chef de l’extrême droite raciste israélienne], Sinwar [chef du Hamas à Gaza], Nasrallah [chef du Hezbollah libanais] ou Poutine. » Le journal Haaretz avait, dès le 16 octobre, publié un long reportage fondé sur de nombreux entretiens menés à l’aéroport avec ces « partants ». Beaucoup avaient des enfants. La plupart disaient ne s’en aller que « pour un moment ». Pour d’autres, c’était un adieu radical. « Aucun ne s’est excusé de partir. Bien qu’aucun n’ait accepté de voir son nom cité. »

06 november 2023
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