Quotidienne

Conversation locale #13

Sylvain Cypel, journaliste

Éminent connaisseur du Proche-Orient, ancien directeur de la rédaction de Courrier international et auteur entre autres de L’État d’Israël contre les Juifs, Sylvain Cypel apporte chaque jour pour le 1 hebdo son regard et ses analyses, pour mieux comprendre ce qui se joue dans la guerre actuelle au Proche-Orient.

Hier, nous évoquions Channel 14, de la télévision israélienne, un média d’information en continu qui attire le public de la droite israélienne la plus radicale. Aujourd’hui, nous voudrions faire un peu de place à ceux qui, à l’inverse, cherchent, une bougie à la main au cœur des ténèbres, à ne pas perdre complètement espoir. Ces Juifs et ces Palestiniens israéliens qui, ensemble, tentent de préserver un lien. Ils disposent d’un journal d’information en ligne, intitulé Si’ha Mekomit, ce qui signifie « Conversation locale » (la version anglaise du site s’intitule +972 Magazine). Ses journalistes se nomment Orly Noy et Mahmoud Mushtaha, Fatima Abdul Karim et Roy Cohen. Conversation locale est le seul organe de presse réunissant à parts égales des journalistes juifs et arabes. Ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. On dirait presque : heureusement ! Mais ils sont tous d’accord pour préserver le lien. Tourner le dos à la folie guerrière.

Nous sommes le 26 octobre, et demain, vingt jours auront passé depuis l’attaque du Hamas sur les bourgs et les kibboutz environnant Gaza. La une de Conversation locale, ce matin, est consacrée à un long reportage sur les lieux du carnage. La journaliste a rencontré des parents, des enfants, qui ont perdu un être cher ou qui survivent à leurs blessures. Titre de l’article : « Écoutez les survivants israéliens : ce n’est pas la revanche qu’ils veulent. » Sous-titre : « Contrairement à l’opinion publique, de nombreux survivants des massacres du 7 octobre et des parents des personnes tuées ou enlevées s’opposent aux représailles contre Gaza. »

Si nous voulons vivre ensemble, l’heure n’est pas à la vengeance, mais à la politique

En Israël, quelques jours après la tuerie, une jeune fille de 19 ans du kibboutz Beeri, l’un des deux les plus durement touchés par les assaillants du Hamas, avait laissé sur les réseaux sociaux un discours qui était devenu viral en Israël dans les milieux de gauche. En des termes bouleversants, parfois très crus mais aussi très poétiques, elle criait sa souffrance, la perte de ses amies proches, et lançait un appel déchirant aux dirigeants israéliens. En résumé : Si nous voulons vivre ensemble, l’heure n’est pas à la vengeance, mais à la politique. Tant que nous fermerons les yeux sur la situation d’occupation dans laquelle vivent les Palestiniens, nous souffrirons nous aussi. À l’heure actuelle, nous avons besoin de politique, pas de bombes.

C’est un peu le mantra de Conversation locale. Aujourd’hui, le site fait place au reportage d’une de ses correspondantes à Gaza, Ruwaida Kamal Amer : « À l’intérieur de la “ cité des tentes ” des familles déplacées dans Gaza. » La journaliste y décrit les conditions d’existence de près d’un million de Gazaouis poussés par l’armée israélienne à quitter leurs logis pour le sud de la bande avant une éventuelle offensive au sol. Noam Shuster écrivait, elle, il y a quelques jours, un papier d’analyse intitulé : « Ramasser les morceaux de notre deuil » ; sous-titre : « Alors qu’Israéliens et Palestiniens se replient sur eux-mêmes, les temps sont très difficiles pour ceux d’entre nous qui essaient de tenir compte de la douleur des deux peuples. Mais nous devons essayer. » Le 13 octobre, Samah Salaïmé, un Palestinien citoyen israélien, expliquait : « Dans cette guerre, les Palestiniens d’Israël sont pris au piège entre deux réalités douloureuses. À un moment donné, je reçois des nouvelles déchirantes d’amis de Gaza morts ou qui ont été expulsés de chez eux. L’instant d’après, je suis malade d’inquiétude pour mon ami israélien kidnappé. »

Ainsi va Conversation locale. Ses lecteurs sont beaucoup moins nombreux que les spectateurs de Channel 14. Ils sont souvent vilipendés, certains les traitent de « traîtres » en cette heure où, en Israël, l’émotion balaie chez beaucoup la réflexion et la quête de raison. Peu après le début des représailles israéliennes, Amir Rotem, journaliste (juif) de Conversation locale, avait titré son article : « L’Opération “ Mille yeux pour un œil ” est en cours à Gaza »… À quoi bon le recours à une force gigantesque, s’interrogeait-il, si elle n’aboutit qu’à la ruine et rien d’autre ? Une bougie à la main au cœur des ténèbres…

26 octobre 2023
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