Quotidienne

Gaza et le « Point de Godwin » #17

Sylvain Cypel, journaliste

Éminent connaisseur du Proche-Orient, ancien directeur de la rédaction de Courrier international et auteur entre autres de L’État d’Israël contre les Juifs, Sylvain Cypel apporte chaque jour pour le 1 hebdo son regard et ses analyses, pour mieux comprendre ce qui se joue dans la guerre actuelle au Proche-Orient.

Gaza et le « Point de Godwin » #17
Illustration Stéphane Trapier

Point de Godwin : loi énoncée en 1990 par Mike Godwin concernant Internet, qui veut que plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de un.

 

Lundi soir dernier, aux Nations unies, l’ambassadeur israélien Gilad Erdan s’est présenté affublé d’une étoile jaune, celle que les nazis imposaient aux Juifs de porter avant et durant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait adjoint le célèbre : « Plus jamais ça. » La référence était claire : les assaillants du Hamas sont l’incarnation contemporaine des nazis, et Israël agit à Gaza avec toute la force possible pour éviter une seconde Shoah. Ce faisant, l’ambassadeur paraphrasait Benjamin Netanyahou qui, rencontrant le Premier ministre britannique Rishi Sunak, avait également déclaré : « Le Hamas, c’est les nouveaux nazis, le nouvel État islamique. » L’analogie « Hamas = nazis » n’est pas l’apanage des seuls Israéliens. Le lendemain, sur un plateau de télévision, en France, un philosophe distingué, Raphaël Enthoven, professait la même idée.

Cette attitude, en Israël, a suscité des réserves. Qualifiée d’« hystérique » par le journal Haaretz, elle a été vilipendée par Dani Dayan, le président du musée de la Shoah à Jérusalem, intitulé Yad VaShem, qui a accusé l’ambassadeur de « déshonorer à la fois les victimes de la Shoah et Israël ». Et d’ajouter : « L’étoile jaune a symbolisé l’impuissance des Juifs soumis à la merci des autres. Aujourd’hui, nous avons un État indépendant et une armée forte. Nous sommes maîtres de notre destin. » D’autres, plus prosaïques, ont pensé que l’affaire n’était pas si grave : Erdan, sentant fléchir l’avenir politique de Netanyahou, ne faisait que se pousser du col pour prendre bientôt la direction de son parti, le Likoud. Les propos les plus aigres portent parfois les plus tristes ambitions.

L’utilisation dans diverses circonstances de termes liés à l’histoire nazie n’est pas limitée à Israël. Parmi les Palestiniens, on peut entendre qu’Israël mène « un génocide » à leur encontre. C’est le cas, par exemple, d’un article publié ce jeudi par Tariq Dana sur le site d’Al-Shabaka, un think tank palestinien de Jérusalem. Son titre : « Le génocide à Gaza : l’éclatement des mythes dominants sur Israël, les Arabes et l’Occident ». Aujourd’hui, le terme apparaît aussi de plus en plus souvent dans le discours de la gauche universitaire américaine. Pour autant, les accusations, de part et d’autre, ne peuvent être considérées comme équivalentes. D’abord parce qu’aujourd’hui Israël est le « fort » et les Palestiniens le « faible » – et non l’inverse. Ensuite, parce que l’assimilation de l’adversaire aux « nazis » est depuis très longtemps récurrente dans la communication officielle israélienne.

Elle pourrait incarner ce qu’on nomme le « point Godwin » du débat, tant sa répétitivité a été une constante de l’histoire moderne d’Israël. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser incarna ainsi la figure du « nouvel Hitler » dans les années 1950-1960. Yasser Arafat eut droit au même traitement dans les années 1960 à 1980, l’Organisation de libération de la Palestine étant fustigée comme « nazie » – jusqu’à ce qu’un beau matin, en 1993, un Premier ministre, Yitzhak Rabin, annonce à son peuple qu’il allait négocier avec elle. En 1982, quand Israël envahit le Liban, le Premier ministre Menahem Begin répondit à un ministre qui doutait du bien-fondé de cette invasion visant à « éradiquer » l’OLP : « Nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de second Treblinka. » Lorsqu’en 2002, au début de la deuxième intifada, l’armée israélienne arrêta le dirigeant du Fatah Marwan Barghouti, le député israélien Zvi Haendel applaudit l’incarcération du nouvel « Eichmann ». Aujourd’hui, le « nouvel Hitler » serait, selon les circonstances, Ismaël Haniyeh, le énième chef politique successif du Hamas, ou Ali Khamenei, le Guide de la révolution en Iran.

Bref, l’utilisation de l’infamant stigmate à l’encontre de l’ennemi du moment a pour objectif de le disqualifier et, plus encore, d’imposer l’idée non seulement qu’il n’y a jamais « rien à négocier » avec lui, mais surtout que toute opération armée, quels que soient sa dimension et ses effets sur les civils palestiniens, est légitime. On ne négocie pas avec des nazis et on ne mégote pas non plus sur les moyens. Récemment, des porte-parole militaires israéliens ont plusieurs fois évoqué l’analogie entre ce que fait leur armée à Gaza et les bombardements alliés sur l’Allemagne en 1945. « Telle est la tragédie de la guerre », a justifié l’un d’eux, Richard Hecht. Il oubliait seulement que, depuis Dresde et Nuremberg, la quatrième convention de Genève, qui protège en particulier les civils en territoires occupés, a été, en 1949, insérée dans le droit de la guerre.

02 november 2023
Retour

Nous vous proposons une alternative à l'acceptation des cookies (à l'exception de ceux indispensables au fonctionnement du site) afin de soutenir notre rédaction indépendante dans sa mission de vous informer chaque semaine.

Se connecter S’abonner Accepter et continuer