Quotidienne

Fermer Al Jazeera ? Pas si simple #11

Sylvain Cypel, journaliste

Éminent connaisseur du Proche-Orient, ancien directeur de la rédaction de Courrier international et auteur entre autres de L’État d’Israël contre les Juifs, Sylvain Cypel apporte chaque jour pour le 1 hebdo son regard et ses analyses, pour mieux comprendre ce qui se joue dans la guerre actuelle au Proche-Orient.

Fermer Al Jazeera ? Pas si simple #11
Illustration Stéphane Trapier

Le week-end dernier, le cabinet israélien a adopté des mesures de contrôle des médias destinées à faire taire ceux qui colportent des informations « propres à miner le moral des combattants et des citoyens » en temps de guerre [lire notre 8e chronique, parue le 19 octobre]. Le principal organe visé était, comme prévu, la chaîne Al Jazeera. Déjà interdite de diffusion par l’Égypte, l’Arabie saoudite et l’Irak, cette chaîne qatarie est désormais menacée d’être bannie de l’espace israélien. Israël lui reproche, pour l’essentiel, de diffuser les propos du Hamas – donc d’une organisation terroriste aux yeux des Israéliens et en guerre avec eux – et plus particulièrement de contribuer à la « guerre psychologique » que promeut le parti islamique palestinien. Ainsi, Al Jazeera diffuse-t-elle systématiquement les déclarations publiques d’Abou Obeida, le porte-parole de la branche armée du Hamas au visage toujours masqué d’un keffieh, qui est devenu l’homme le plus populaire de Gaza. C’est lui qui avait affirmé que son organisation tuerait des otages pour chaque bombardement israélien.

La chaîne qatarie est la seule, dans le monde arabe, à interroger non seulement les Palestiniens, mais aussi les Israéliens, en toute circonstance.

Al Jazeera a installé ses caméras et ses correspondants en Israël et dans les territoires palestiniens dès 1992, à la fin de la première intifada, le soulèvement de la jeunesse palestinienne qui a grandement poussé, à l’été 1993, les dirigeants israéliens et palestiniens à signer ensemble l’« accord d’Oslo » officialisant une « reconnaissance mutuelle » entre l’État d’Israël et l’OLP, l’Organisation de libération de la Palestine. Depuis, la chaîne n’en a plus bougé, malgré des moments difficiles, comme en 2014, lorsque, durant l’opération israélienne sur Gaza nommée « Bordure protectrice », le ministère israélien des Communications a une première fois tenté de fermer ses bureaux, sans succès.

Mais la chaîne qatarie bénéficie aussi de soutiens non négligeables en Israël. Elle est la seule, dans le monde arabe, à interroger non seulement les Palestiniens, mais aussi les Israéliens, en toute circonstance. Le porte-parole de l’armée israélienne en langue arabe, Avishaï Edri, a été plusieurs fois interviewé par Al Jazeera durant la guerre en cours. De son point de vue, fermer Al Jazeera serait néfaste pour Israël, car elle est, selon lui, la seule source d’informations différentes dans l’espace arabe. Il admet, par ailleurs, qu’Al Jazeera a été très utile à l’armée lorsqu’elle a informé les Gazaouis des appels israéliens demandant à la population du nord de la bande de Gaza de fuir massivement vers le sud.

Le Qatar fournit une aide dont Israël pourrait difficilement se passer dans la gestion financière de la bande de Gaza

Mais le principal obstacle à une fermeture des bureaux d’Al Jazeera, même temporaire, est politique. Car le Qatar – où réside son chef, Ismaïl Haniyeh – s’est spécialisé dans toutes sortes de médiations dans divers conflits, et en particulier dans celui qui oppose le Hamas et Israël. Cet émirat joue aujourd’hui un rôle important d’intermédiaire dans les négociations sur la libération d’Israéliens détenus par le Hamas. Il a, dès le premier jour, créé un canal de contacts avec l’Égypte et l’Allemagne pour faire avancer cette perspective. Mais surtout, le Qatar fournit une aide dont Israël pourrait difficilement se passer dans la gestion financière de la bande de Gaza. Il dépense quelque 180 millions de dollars annuels pour les seuls Gazaouis, quand l’Union européenne, 250 fois plus peuplée, ne consacre au soutien de toute la Palestine qu’un budget total de 310 millions d’euros.

Cet argent qatari – qui transite par Israël – sert à payer les salaires des fonctionnaires (très souvent membres du Hamas – what else ?), les reconstructions d’écoles, d’hôpitaux, de bâtiments et de routes régulièrement détruits dans des bombardements, ainsi que d’autres besoins de première nécessité. Selon Israël, la bande de Gaza, comme la Cisjordanie, est censée disposer d’institutions propres. Cela ne change rien à la situation d’occupation que subissent les Palestiniens. Mais cela permet à l’État hébreu de se soustraire à la quatrième convention de Genève, qui stipule expressément qu’une puissance occupante doit répondre aux besoins des populations occupées. Comment, dès lors, faire sans le Qatar ?

24 octobre 2023
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