Quotidienne

La tentation du pire #4

Sylvain Cypel, journaliste

Membre du comité éditorial du 1, Sylvain Cypel a été directeur de la rédaction de Courrier international et correspondant du Monde à New York de 2007 à 2013. Il a longtemps vécu en Israël et a notamment publié L’État d’Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020). Dans cette chronique quotidienne, il nous livre son regard sur la situation au Proche-Orient à la suite de l’offensive surprise contre Israël lancée par le Hamas le samedi 7 octobre.

La tentation du pire #4
Illustration : Stéphane Trapier

La crise au Proche-Orient a soudainement pris une autre dimension. Après la Syrie, le Yémen, l’ouest de la Turquie, ces dernières années, va-t-on vers une nouvelle épuration ethnique, un déplacement massif de population ? Vendredi matin, l’armée israélienne a donné 24 heures à 1,1 million de Palestiniens – la moitié des habitants de la bande qui résident au Nord et, pour beaucoup, dans sa principale ville, Gaza (700 000 habitants) – pour partir vers le sud, vers la frontière égyptienne. En attendant d’être chassés plus loin encore ? On espère que tel n’est pas l’objectif. Où iraient-ils ensuite ? En Égypte ? On voit mal les dirigeants de ce pays accepter d’accueillir plus de 2 millions de réfugiés. Le pire n’est jamais sûr, mais on peut vivement craindre une nouvelle Nakba la « catastrophe », comme le disent les Palestiniens pour désigner l’expulsion, par la force ou par la peur, de plus de 85 % d’entre eux, soit 750 000 personnes environ, qui habitaient la zone sur laquelle l’État d’Israël érigea ses premières frontières, en 1948.

L’ONU a exigé qu’Israël renonce à son projet par crainte de « conséquences humanitaires dévastatrices ». Mais qui écoute l’ONU ? L’État juif a répondu que l’organisation internationale n’avait aucune légitimité pour « faire la leçon à Israël ». Dans l’État juif, quelques rares voix se sont élevées, comme celle du général David Ivri, ancien chef des forces aériennes, qui a parlé d’une « folie » qui a saisi les dirigeants et l’état-major israéliens. Les Palestiniens, eux, risquent de payer un prix exorbitant. Ils sont déjà dans une situation plus que très dégradée. Le blocage par Israël de l’accès à toute nourriture et surtout à l’eau depuis trois jours est déjà la pire punition collective qui soit.

En soixante-quinze ans, cette pratique n’a jamais eu le moindre effet dissuasif sur les jeunes Palestiniens

Les punitions collectives, les Palestiniens y sont habitués. Depuis des décennies, elle constitue un élément récurrent de la stratégie israélienne de « lutte contre le terrorisme ». Chaque fois qu’un Palestinien perpétrait un acte terroriste, l’armée démolissait sa maison, y compris lorsqu’il avait été lui-même abattu, laissant sa femme et ses enfants – et parfois ses parents et ses grands-parents – dans un dénuement absolu. En soixante-quinze ans, cette pratique n’a jamais eu le moindre effet dissuasif sur les jeunes Palestiniens. Mais Tsahal n’y a jamais renoncé.

Cette fois cependant, la mesure qu’entend prendre le gouvernement israélien, d’une tout autre dimension, réveille obligatoirement, chez eux, la mémoire longue de leur passé. Le projet de déplacement collectif de la population ne peut pas ne pas raviver les souvenirs de la Nakba, la perte du logis et des biens et la fuite éperdue. C’est vrai particulièrement à Gaza, dont la population actuelle est à 80 % issue de ceux qu’on nomme les « réfugiés de 48 », ainsi que de leurs enfants, petits-enfants et petits-petits-enfants, bercés depuis toujours par la transmission de la mémoire du dol subi. Une grande partie des Gazaouis sont issus de Jaffa, une ville qui comptait plus de 130 000 habitants palestiniens en 1948. 120 000 d’entre eux furent expulsés en quelques jours, à partir du 25 avril 1948. On notera, au passage, que la guerre lancée par les pays arabes contre Israël n’intervint que trois semaines plus tard… Mais la guerre civile pour la captation du sol entre les forces juives et celles soutenant les Palestiniens faisait déjà rage.

Aujourd’hui, ce sont les héritiers de ces Palestiniens expulsés de chez eux qui sont confrontés à la crainte de la répétition du malheur. Si l’attaque du Hamas est un indiscutable crime de guerre, comment qualifiera-t-on les mesures prises par les Israéliens, si, en plus des bombardements massifs et indifférenciés de zones habitées, qui ont déjà cours, leur armée s’engage dans une expulsion sans retour de plus d’un million de civils de leurs foyers ? On écrit cela avec gravité, en espérant que le pire soit circonscrit.

13 octobre 2023
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