Quotidienne

Comment le phénomène de la dépression a gagné en visibilité

Tous les vendredis, le 1 vous propose de lire un extrait d’un essai en lien avec notre numéro de la semaine. Aujourd’hui, L’Empire du malheur. Une histoire de la dépression, de Jonathan Sadowsky (éditions Amsterdam).

Comment le phénomène de la dépression a gagné en visibilité

« À un moment donné, nous nous sommes collectivement mis à repérer de plus en plus de cas de dépression clinique. Était-ce qu’il y en avait davantage, ou bien avions-nous appris à mieux les identifier ? » Jonathan Sadowsky est professeur d’histoire de la médecine à Case Western University, aux États-Unis. Dans L’Empire du malheur. Une histoire de la dépression, récemment paru aux éditions Amsterdam, il mène une enquête sur la découverte de cette maladie. Extrait du chapitre 4, « L’ascension d’un diagnostic ». 

 

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Il n’y a pas de catégorie plus envahissante que celle de « dépression » : elle menace toutes les nuances sémantiques que véhiculent des termes comme « détresse », « tristesse », « désespoir », « morosité », « pessimisme », etc.

– Derek Summerfield

 

Les psychiatres ne parviennent pas toujours à s’accorder sur la ligne de démarcation entre dépression et tristesse.

– Nancy Andreasen

 

Des limites floues

En 1961, le peintre Mark Rothko accède à la célébrité. Pendant l’essentiel de sa vie d’adulte, il avait été un artiste méconnu et désargenté. Cette année-là, une exposition lui est consacrée au MoMA, le Musée d’art moderne de New York – et, peu de temps après, il est invité à la cérémonie d’investiture du président John F. Kennedy (les invités étant placés par ordre alphabétique, il se trouva assis à côté de l’économiste Walt Rostow ; il est à déplorer qu’aucun témoignage sur le contenu des échanges qu’ils eurent en cette occasion ne nous soit parvenu). Rothko avait développé un style bien à lui, caractérisé par la superposition de champs de couleur rectangulaires aux limites floues. Ses peintures furent aussitôt connues et reconnues sous l’appellation familière de « Rothkos ». Pendant des années, il avait gagné sa vie en travaillant comme enseignant non titulaire. Il vendait maintenant chacune de ses toiles plusieurs milliers de dollars, et il touchait des commissions d’institutions comme la Tate Gallery et l’université de Harvard. Lors du vernissage de l’exposition du MoMA, il semble satisfait et enjoué. Mais, le lendemain, à cinq heures du matin, il se présente chez un ami : il a sombré dans un profond désespoir. Il est persuadé que l’exposition a révélé aux yeux du monde que son œuvre était creuse et dépourvue de la moindre valeur (1).

Le syndrome de l’imposteur est commun. Le succès peut en effet être une chose aussi oppressante que l’échec ou la perte. Et Rothko a toujours eu un côté assez sombre, peut- être en raison de son enfance de réfugié juif – sa famille avait fui les pogroms en Europe de l’Est –, de son statut de migrant et d’étranger ou même de dispositions innées. Bien qu’il fût sociable et qu’il eût toujours des amis, il se sentait souvent seul. Ses proches disaient de lui qu’il sombrait aisément dans le désespoir. Il lui arrivait d’être hypocondriaque. Il pouvait faire montre de mauvaise humeur, et il était souvent plongé dans des ruminations moroses. Alors même qu’il se considérait comme un génie artistique, il était traversé par des doutes lancinants sur la valeur de son travail. Un de ses amis évoqua « le grand vide au centre de son être » (2).

Dans les années

11 november 2022
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