Quotidienne

Ukraine : une guerre menée au nom du « Monde russe »

Tous les vendredis, le 1 vous propose de lire un extrait d’un essai en lien avec notre numéro de la semaine. Aujourd’hui, Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie post-soviétique, d’Anna Colin Lebedev (Seuil). 

Ukraine : une guerre menée au nom du « Monde russe »

« Ce livre a été écrit (…) dans l’urgence de la guerre qui a fait émerger un immense besoin de comprendre. » Pour aller plus loin dans votre lecture du nouveau numéro du 1, « Poutine, le début de la fin ? », nous vous proposons cet extrait de Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie post-soviétique (Seuil, paru le 2 septembre 2022). Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence en science politique née à Moscou, y analyse la place de la langue et de la culture russes, comme l’un des éléments d’une politique de domination de la fédération. 

 

 

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Au nom du « Monde russe »

Vladimir Poutine a accusé l’Ukraine, dans son discours du 21 février 2022, soit trois jours avant l’agression armée, de conduire une « dérussification et une assimilation forcée » (1) de sa population. L’Ukraine joue sans conteste un rôle spécifique dans l’imaginaire géopolitique du président russe qui ressent de manière particulièrement douloureuse l’éloignement, y compris linguistique, de l’Ukraine. Cependant, cette focalisation sur la place de la langue et de la culture russes dépasse largement le contexte ukrainien. Elle est un des éléments d’une politique de domination de la Russie sur ses périphéries internes et externes, une domination dont la nature impériale ou même coloniale doit être interrogée.

Cette question se pose d’ailleurs, pour commencer, à l’intérieur même des frontières de la Fédération de Russie. Interroger la question de la domination du russe à l’intérieur de la Russie peut paraître incongru, tant le sens commun trace une équivalence entre le pays et sa langue. Pourtant, le sujet est loin d’être anodin. À sa manière, la Russie porte le poids des politiques ethniques et linguistiques de l’Union soviétique.

La Fédération de Russie compte plus de 190 groupes ethniques sur son territoire, parlant aujourd’hui près de 90 langues

Si la langue officielle de la Fédération de Russie est le russe, il s’agit d’un État multiethnique qui compte plus de 190 groupes ethniques sur son territoire, parlant aujourd’hui près de 90 langues. 80 % des citoyens russes se déclarent ethniquement russes, et seulement cinq autres groupes ethniques rassemblent officiellement chacun plus de 1 % d’habitants de la Fédération de Russie. Les Russes ethniques sont minoritaires dans 13 régions seulement sur les 84 que compte le pays. Certaines minorités constituent cependant en nombre absolu des groupes très importants, parfois dominants dans la région dont ils sont l’ethnie titulaire. Les 5,3 millions de Tatars représentent plus de la moitié de la population du Tatarstan, et le 1,4 million de Tchétchènes forment 95 % de la population de la Tchétchénie. Les langues de ces minorités sont souvent très éloignées du russe et appartiennent aux groupes des langues finno- ougriennes, turques, mongoles, caucasiennes… Les Ukrainiens sont la deuxième minorité de Russie, recensée partout sur le territoire. Ils sont particulièrement nombreux dans les territoires du Grand Nord et de la Sibérie, ce qui est essentiellement dû à la migration du travail des dernières décennies soviétiques. Cependant, il n’y a pas véritablement de concentrations de communautés ethniquement ukrainiennes ou ukrainophones sur le territoire russe, les Ukrainiens s’assimilant le plus souvent dans la population majoritaire de leur lieu de résidence.

Les populations actuellement intégrées à la Fédération de Russie l’ont été par des siècles de conquêtes territoriales et de colonisation interne, selon les termes de l’historien russe Aleksander Etkind (2). La Russie a succédé à un empire continental multinational, et, d’une certaine manière, elle continue à l’être (3). La politique soviétique d’indigénisation des années 1920, tout comme les politiques de russification à partir de la fin des années 1930 n’ont pas seulement concerné les républiques non-russes. Elles ont également touché la République socialiste fédérative soviétique de Russie qui faisait face, sur son immense territoire, à la présence de nombreuses communautés non russes et non russophones, dont la langue et la culture étaient bien plus distantes de Moscou que ne l’étaient la langue et la culture ukrainiennes. Mos

07 octobre 2022
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