« Je travaille à trois mètres du sol » : en piste avec la trapéziste Laure Osselin
[La France vue d’en haut 3/3] « J’aime me suspendre. » Laure Osselin, trapéziste, raconte à Zadig son quotidien avec le Circus Ronaldo, sur les routes depuis sept générations.
À trois mètres de haut, sur une barre fixe, Zadig rencontre Laure. Enfant d’un pays plat, Villeneuve-d’Ascq, elle développe très tôt une inclination pour la suspension. Lits superposés, balançoire et trapèze : du dernier, elle fait son métier.
Passionnée, Laure nous parle de la vie en l’air et d’adaptation mécanique. Celle de son cirque flamand Circus Ronaldo, en mouvement depuis sept générations mais dont les roulottes en bois peinent à suivre sur l’autoroute. Les nouvelles envies de tournée, en France, en Slovaquie, se heurtent à une contrainte de taille : le relief.
Laure raconte une autre adaptation mécanique, celle de son corps, et un autre relief, l’arthrose. Trois jours avant la représentation du spectacle Anatomie de la douleur, ses coudes se bloquent. Les médecins sont formels : « Il faut arrêter. » C’est toujours à ce moment précis – juste avant d’être triste, juste après avoir ri – qu’apparait un solo de clown…
À quoi ressemble votre France, d’en haut ?
J’ai grandi à Lille, enfin juste à côté, à Villeneuve-d’Ascq, et aujourd’hui je travaille dans un cirque belge, Circus Ronado, qui tourne un peu partout en Europe. Je suis basée à Gand, à cinquante minutes de ma famille qui habite toujours dans le Nord, mais je suis souvent sur la route pour la tournée d’avril à novembre.
« Sans m’en rendre compte, je passe un bon moment de ma vie en l’air »
Je viens d’un pays plat mais depuis quelque temps, je pense souvent au sud des Alpes, j’ai envie de relief. Sans m’en rendre compte, je passe un bon moment de ma vie en l’air. Enfant, j’aimais les lits superposés, aujourd’hui je fais du parapente, j’installe des balançoires dans mon salon, et je suis trapéziste. Le trapèze, c’est un truc qu’on accroche et on suspend tout son corps dessus. Je travaille à trois mètres du sol, ça m’est déjà arrivé d’être à dix mètres avec une longe.
Le trapèze a une réputation de discipline un peu vieillotte, on enchaine des positions statiques et entre chacune on attend les applaudissements. On ne voit le trapéziste qu’en l’air et on finit par oublier le sol. Moi, ce que j’aime, c’est au contraire la relation qu’on peut avoir avec le sol : je travaille beaucoup entre les deux puisque je tombe, je peine à remonter. Plutôt qu’enchainer des positions statiques, ce qui m’intéresse, c’est comment aller d’un lieu à l’autre. Mon trapèze devient un second sol, je le sens surtout quand je décide de mettre de la musique et d’improviser, de bouger dessus. Je ne réfléchis plus où je mets les mains.
Comment êtes-vous arrivé là ?
Il y avait dans mon école un clown qui donnait des cours de cirque. J’avais sept ans, on était obligé de changer d’atelier, mais moi, j’avais toujours envie de continuer. J’ai continué dans une première petite école de cirque et à treize ans, j’ai intégré le centre régional des arts du cirque à Lomme, près de Lille. On avait des cours quasiment tous les soirs et une fois que j’ai eu mon bac, j’ai travaillé pour intégrer une école de cirque à Tilburg, aux Pays-Bas, réputée pour son trapèze.
« J’ai le souvenir d’un convoi de roulottes de 200 mètres, qui roulait à 50 km/h sur une autoroute allemande, c’était fou »
Depuis trois ans, je suis dans le cirque familial Circus Ronaldo, qui tourne depuis sept générations. Avant, on s’autoproduisait, le cirque organisait ses propres tournées. Maintenant, on est programmés par des festivals, des salles de spectacles. On joue au moins trois jours dans chaque lieu parce que ça demande de l’énergie de bouger un cirque. Même si on a amélioré certaines choses, il faut quand même déplacer des poids lourds, les roulottes en bois, qui sont magnifiques mais qui ne vont pas sur l’autoroute ! Les deux premières années, on ne tournait qu’en Belgique parce que le pays est plat et les distances courtes. Il arrivait qu’on fasse deux allers-retours pour rapatrier les roulottes. J’ai le souvenir d’un convoi de roulottes de 200 mètres, qui roulait à 50 km/h sur une autoroute allemande, c’était fou. Dès qu’on a commencé à se dire qu’on irait un peu plus loin, qu’on bougerait un peu plus, il a fallu changer des équipements. Moi par exemple, je ne dors plus en roulotte mais dans mon petit camion.
En ce moment, on joue le spectacle Swing, la vie d’un cabaret des années 1940. Mon personnage reste du début à la fin et a toujours envie d’essayer un des tours des artistes, mais n’y arrive pas vraiment, c’est un rôle de tentatives.
Quel spectacle vous accompagne ?
Le solo de Dani Ronaldo, le père du Circus Ronaldo. Bien avant de rejoindre sa compagnie, je tombe par hasard sur Fidelis Fortibus, son solo de clown. Il ne parle que de sa vie. On arrive dans le chapiteau et il nous dit qu’il faut partir, que tout le monde est mort dans le cirque. Sur la scène, il n’y a que des tombes, celle de la compagnie. Et finalement il se met à raconter, il parle de chacun, pas avec des mots, il fait du grommelot. Sa présence est tellement belle, poétique et drôle. Je me suis dit : « Mais c’est incroyable dans sa vie de réussir à faire un truc aussi beau », réussir à faire rire et faire pleurer en cinq secondes des gens, c’est magnifique.
Que souhaiteriez-vous voir changer en France ?
Je sens que les gens deviennent de plus en plus fermés. C’est comme un cercle vicieux qui les renferme sur eux-mêmes, qui les plonge dans leur téléphone. Je le sens dans mon travail. C’est de plus en plus difficile de proposer un spectacle de trois heures, la patience n’est plus la même. Maintenant, les spectacles durent 1 h, 1 h 15 maximum. Nous, on fait 1 h et demie.
« Je fais des choses vraies sur scène et devant des personnes qui se sont déplacées »
Les gens ont l’habitude de voir des trucs impressionnants sur leur téléphone, qui durent dix secondes. Des vidéos dans lesquelles les artistes sont hyper rapides et impressionnants, et beaux et forts. D’ailleurs, beaucoup de personnes que je rencontre me demandent si j’ai une vidéo, sauf que non. Je fais des choses vraies sur scène et devant des personnes qui se sont déplacées.
Êtes-vous arrivé à bon port ?
Je fais ce dont j’ai toujours rêvé, depuis que j’ai commencé à faire du cirque à sept ans. Mais récemment, j’ai eu des problèmes aux coudes, de l’arthrose, et ça, c’est une grosse étape. Ils appellent ça du surentraînement.
On m’a demandé de participer à une création qui s’appelait Anatomie de la douleur. Trois jours avant la première, j’ai commencé à avoir mal et à ne plus pouvoir bouger mes bras. Timing improbable, on n’a pas envie d’y croire. Les médecins m’ont piqué à la cortisone pour que je puisse faire le spectacle mais ont été formels : « Il faut arrêter. » Sauf que c’est ma vie, je ne peux pas arrêter. Ça a été violent psychologiquement. Après l’opération, je ne savais même pas si je pouvais à nouveau me suspendre sur un trapèze. Le fait d’avoir envisagé le pire, et de voir que oui, mon corps arrivait à s’adapter, a finalement tout changé. La performance technique a pris moins de place et depuis deux ans je vois les choses différemment. Je complète le trapèze par quelque chose qui a toujours été présent en moi, le clown.
Juste après l’opération, j’ai fait un stage de clown et j’ai rencontré une fille de la compagnie Les Flèches 3000. On a décidé de travailler ensemble, elle m’aide à monter un solo. Il s’appelle Sans feu, sans flamme du Cabaret pompier et raconte comment continuer à faire du cirque toute sa vie quand le corps dit non. Physiquement, nos corps ne sont pas faits pour faire du cirque toute la vie. Je ne sais pas si ça fonctionnera, mais je me donne la chance de le faire et ça me fait beaucoup de bien.
La question que vous poseriez au président de la République : Le changement climatique est désormais tellement présent et fort visuellement, à quel moment allez-vous prendre de vraies décisions ?
Le dernier livre lu : La Maison des hautes falaises, de Karen Viggers.
Le dernier spectacle vu : René, de la compagnie Thinking Sideways. Deux acrobates qui roulent sur le dos en culbuto pendant quarante-cinq minutes avec des minuscules variations.
Le dernier artiste musical écouté : Le titre Fire, des Pointer Sisters.
La dernière recherche Internet : J’ai tapé « bien sûr », j’oublie toujours comment ça s’écrit.
La France vue de ma fenêtre
Sur la route entre Lille et Berck, juste après Arras.