Quotidienne

« Pédale rurale » : le contrechamp d’Antoine Vazquez

Iman Ahmed, éditrice adjointe de Zadig et Légende

Emma Flacard, journaliste

Alors que les gay pride paradent sur les plus larges avenues du monde, Zadig s’arrête sur l’homosexualité des sentiers, en Dordogne, avec Antoine Vazquez et les personnages de son documentaire. 

« Pédale rurale » : le contrechamp d’Antoine Vazquez

L’été 2014, Antoine rencontre dans le Périgord vert un agriculteur homo. Pour Antoine, qui s’est construit dans un village du Béarn sans représentation gay, c’est l’étonnement et l’admiration. « Mais tu sais, il y en a plein ici », lui dit-il. Ils sont gays, lesbiennes, pédés, gouines, queers. Ils habitent à la campagne, y travaillent, cultivent la terre, réparent des voitures, ils ne se connaissent pas forcément mais composent, chacun à leur manière, avec leur campagne et leur identité. C’est sur ce périmètre de 20 km qu’Antoine découvre le territoire qui lui manquait : un imaginaire gay rural.

Alors que les marches des fiertés ont lieu dans toute la France depuis le début du printemps et le 25 juin à Paris et Montpellier, Zadig s’arrête sur ceux qui inventent d’autres récits. Antoine connaît déjà l’itinéraire de la pride qu’il imagine à Saint-Paul (Dordogne) : elle passe par un sentier dans les bois, une forêt et des champs. « Il n’y aurait peut-être que cinq personnes mais ça serait d’autant plus fort. »

                                              

À quoi ressemble votre France ?

J’habite à Marseille, en ville, mais je viens du Béarn, d’Oloron-Sainte-Marie. J’ai grandi avec le fantasme d’aller en ville, je me disais que j’allais trouver une échappatoire là-bas, c’était le seul imaginaire qui m’était accessible.

Je travaille sur un documentaire, dont le titre provisoire est Pédale rurale. C’est une question qui me touche intimement, puisque c’est l’histoire de ma vie. Je suis pédé, j’ai grandi à la campagne, c’était comme une nécessité d’aborder ce sujet pour moi.

Comment êtes-vous arrivé là ?

J’ai fait un master d’anthropologie et je me suis intéressé à ce sujet. Ce film, c’était pour moi un prétexte pour m’intéresser à ce qui m’a construit, déterminé : grandir dans un espace où tu es isolée en tant que personne queer (1). L’idée du film m’est venue au moment où j’ai passé un été à la campagne, en Dordogne. J’ai capté qu’il y avait un couple de mecs près de l’endroit où j’étais logé, dans le Périgord vert, dans le village de Saint-Paul. Je me suis dit : pourquoi moi, en tant que pédé, je me dis que c’est impossible de voir un couple d’hommes à la campagne ? Mon propre étonnement m’a interloqué. Les personnes hétéros autour de moi étaient moins surprises. Pour toutes les personnes LGBT qui grandissent en milieu rural, il y a cette idée qu’il faut partir. J’ai donc voulu questionner ce vécu, voir comment ça se passe pour ces personnes : sont-elles de là ? Quel est leur parcours ?

« Ce qui m’intéresse, c’est le sensible, c’est de voir comment ces personnes ont construit leurs propres stratégies de résistance »

Je n’adopte pas d’approche militante dans mon film, ce qui m’intéresse, c’est le sensible, c’est de voir comment ces personnes ont construit leurs propres stratégies de résistance, en dehors des réseaux urbains militants. Je filme le quotidien, le territoire. À travers le film, j’essaie de construire une communauté. Mes personnages sont amenés à se rencontrer et à construire cette communauté de soutien.

À quoi ressemble la France de vos personnages ?

Ils habitent dans le nord de la Dordogne, dans le Périgord vert, près de Thiviers. C’était important pour moi qu’ils ne soient pas des néo-ruraux, mais des gens du coin, liés à l’agriculture. Il y a, en effet, de grands enjeux autour de l’agriculture, comme s’approprier un espace qui est excluant (les propriétés centenaires, les exploitations…).

Dans ce périmètre de 20 km, il y a D. qui a grandi dans un petit village. C’est en se mariant avec son mec qu’il parvient à sauver la ferme familiale des dettes. M. et I., un couple de femmes, ont repris une exploitation sans se poser de questions. Or, construire est un acte éminemment politique ! Construire, c’est s’installer durablement, c’est occuper des terres…

« B. est vraiment un personnage puissant, qui ne demande pas l’autorisation pour être ce qu’il a envie d’être, sans avoir de soutien militant »

Et il y a le personnage central, B. C’est un enfant du pays, il a eu une enfance et une adolescence difficiles, il était en lutte constante pour masquer son expression de genre. Le milieu rural a des normes de masculinité très fortes, avec la chasse, l’agriculture… Il y a des violences réelles, mais aussi symboliques. Il est ensuite parti à Marseille faire une école de stylisme, a vécu à Paris avant de rejeter ce mode de vie citadin. Puis il est revenu s’installer en Dordogne, a retapé la grange de son père pour la transformer en lieu artistique. C’était comme pour transfigurer ce qu’il avait vécu avant, pour s’approprier ce territoire qui l’avait exclu toute sa vie. B. est vraiment un personnage puissant, qui ne demande pas l’autorisation pour être ce qu’il a envie d’être, sans avoir de soutien militant.

En ville, dans l’espace public, on s’expose à plus de violence, en étant des personnes LGBT, mais il y a aussi des espaces queers, des communautés, des possibilités de rencontres. À la campagne, il y a la contrainte de l’interconnaissance et les difficultés pour se rencontrer : comment fait-on pour être amoureux à la campagne, quand on est queer ? Mais quelque part, la campagne protège de la violence, tout se passe dans l’espace privé. C’est ambivalent : l’interconnaissance à la campagne rend compliqué le fait de passer à l’acte, et la visibilité et l’anonymat des villes protègent mais facilitent aussi les agressions.

« L’enjeu de ce film, c’est de proposer des modèles proches de ce que vivent les personnes qui grandissent à la campagne »

J’ai envie d’organiser une pride dans le film, qu’il y ait cette prise de l’espace public. Elle démarrerait à Saint-Paul, traverserait les prairies, les bois… L’espace public existe peu à la campagne, mis à part quelques rues commerçantes, alors prendre les chemins, les champs, c’est se l’approprier.

Quelles œuvres vous ont accompagnées ?

J’adore le cinéaste français Alain Guiraudie. Il vient d’Aveyron et fait des films un peu « barrés » avec des personnages d’hommes gays en milieu rural. Son film L’Inconnu du lac, se fait autour d’un lieu de cruising, un espace public près d’un lac qui devient un lieu de rencontres. Autour d’une intrigue policière, le documentaire filme l’espace, le cul, les interactions… Ses films sont des Ovnis, ils ne sont pas militants mais c’est un des rares films qui parle de la question LGBT en milieu rural.

Avec ce film, que souhaiteriez-vous voir changer ?

J’ai toujours pensé ce film comme un outil. Je me suis construit en étant isolé, sans modèle, sans référence… L’enjeu de ce film, c’est de proposer des modèles proches de ce que vivent les personnes qui grandissent à la campagne. Visibiliser ces existences et montrer que c’est possible d’être pédé à la campagne. Pour moi et pour que les personnes concernées par ces existences puissent avoir un exemple. Il y a quelque chose de l’ordre de l’empowerment.

Êtes-vous arrivé à bon port ?

J’y réfléchissais il n’y a pas longtemps et je crois que oui. Faire des films a toujours été un désir dormant, j’ai mis longtemps à me sentir légitime. Le cinéma me permet désormais de mettre du sensible sur mon expérience du social.

 


 

La question que vous voudriez poser au président : M’adresser à Emmanuel Macron, c’est la dernière chose que j’ai envie de faire.

Le dernier livre lu : Il est des hommes qui se perdront toujours, de Rebecca Lighieri.

Le dernier film/docu vu : La Montagne de Thomas Salvador, il était en avant-première à Cannes. 

Le dernier artiste musical écouté : Rosalía.

La dernière recherche Internet : J’ai eu un trauma auditif, j’ai fait une recherche pour trouver un numéro d’ORL.

La France vue de ma fenêtre

Marseille, Bouches-du-Rhône, 868 277 habitants.

21 juin 2022
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