Quotidienne

Emmanuel Macron et la stratégie de Koutouzov

Vincent Martigny, politiste

Entre remaniement et législatives, Vincent Martigny interroge cette semaine la stratégie du président Macron : pourquoi combattre lorsqu’on peut laisser ses adversaires s’agiter dans tous les sens, jusqu’à commettre des erreurs fatales ?

Emmanuel Macron et la stratégie de Koutouzov

Alors que le gouvernement d’Élisabeth Borne vient enfin d’être annoncé après un suspense savamment entretenu, le nom de la nouvelle locataire de Matignon ayant lui-même été attendu pendant plus de trois semaines, il est à première vue difficile de comprendre la stratégie politique d’Emmanuel Macron.

Pourquoi faire attendre les Français aussi longtemps, dans le contexte de la guerre en Ukraine, de l’urgence économique liée aux conséquences de cette dernière, et des élections législatives toutes proches ? Faut-il y voir l’indécision propre à un président qui n’aime pas cet exercice couteux pour l’avenir puisqu’il le conduit à décevoir ceux qui ne seront pas retenus pour gouverner à ses côtés ? La gravité d’un moment marqué par les crises multiples et l’urgence écologique ? Ou la complexité d’une situation post-élection présidentielle marquée par un vote de barrage contre l’extrême droite qui a contribué une fois encore à faire élire Emmanuel Macron, sur fond de recomposition politique avancée ? Sans disqualifier ces raisons qui pèsent probablement dans la balance, on avancera une autre hypothèse : et si Emmanuel Macron avait adopté la stratégie de Koutouzov (1745-1813), général en chef des armées de Russie, sous le règne du tsar Alexandre Ier ? 

Le général russe, vainqueur de l’armée napoléonienne durant la campagne de Russie, semble être le modèle que s’est choisi Emmanuel Macron 

En pleine guerre d’Ukraine, les métaphores politiques prenant en exemple des généraux de l’armée russe ne sont pas forcément à la mode, fussent-ils disparus depuis plus de deux cents ans. Et pourtant, Koutouzov a ici bien des raisons d’être convoqué. Car le général russe, vainqueur de l’armée napoléonienne durant la campagne de Russie – et personnage central du Guerre et Paix de Léon Tolstoï –, semble être le modèle que s’est choisi Emmanuel Macron dans cette campagne. Revenons sur les faits historiques. Alors que rien ne semblait arrêter la progression de l’armée française sur le territoire russe à l’été 1812, Koutouzov accélère à dessein cette avancée par une habile politique de la terre brulée, en jouant d’une stratégie d’évitement d’un conflit qui lui aurait été défavorable. Il décide en effet d’abandonner Moscou aux soldats de Bonaparte, pour ensuite les piéger dans la rigueur de l’hiver. Bien loin de leurs bases et sans possibilité de repli, la Grande Armée finira par battre retraite sans avoir vraiment combattu. La morale du général pourrait s’appliquer au président réélu : pourquoi combattre lorsqu’on peut laisser ses adversaires s’agiter dans tous les sens, jusqu’à commettre des erreurs fatales ?

Le président a juré ses grands dieux que la stratégie jupitérienne du « maître des horloges » serait remisée au vestiaire

On se souvient ainsi qu’Emmanuel Macron était entré au dernier moment dans la campagne présidentielle, arguant de la situation du Covid 19 et de l’Ukraine pour justifier d’être président « jusqu’au dernier jour ». Refusant tout débat avec ses concurrents, le chef de l’État avait alors joué de l’absence d’un tel précédent pour rester sur son Aventin, ses proches se chargeant de moquer la médiocrité de ses adversaires. La campagne en avait été atrophiée, faute de combattant. Après une bataille éclair qui lui a permis de vaincre Marine Le Pen à l’issue du second tour le 24 avril, le président a depuis juré ses grands dieux que la stratégie jupitérienne du « maître des horloges » serait remisée au vestiaire.

Las, l’attente interminable et sans précédent dans l’histoire de la Cinquième République de la nomination de la Première ministre et de son gouvernement vient démentir un tel changement. Elle a eu pour conséquence de laisser tout l’espace politique à ses adversaires pendant près d’un mois, à commencer par Jean-Luc Mélenchon, dans l’espoir que les partis de la Nupes aient la tentation de s’entredéchirer plutôt que d’affronter la coalition présidentielle. Emmanuel Macron semble parier sur une campagne législative très courte au cours de laquelle il sera difficile d’organiser le débat que ses adversaires réclament à cor et à cri depuis des mois, sachant que le jeu des institutionnels est généralement favorable au président élu pour l’élection de l’Assemblée nationale.

La figure du Premier ministre chef de la majorité et responsable devant le parlement est appelée à s’effacer

Si cette tactique a des chances de se voir à nouveau couronnée de succès, elle porte en elle deux conséquences délétères pour notre système politique. Sur le plan institutionnel, elle a pour premier effet de priver la Première ministre de tout impact sur la campagne législative. Certes, Élisabeth Borne s’affichera certainement en chef de guerre dans les jours qui viennent, elle-même se présentant dans le Calvados. Mais elle n’aura que peu de prise sur des députés de la majorité qu’elle n’aura pas choisis, qu’elle connaîtra peu, et qui afficheront pour une grande part une sensibilité politique assez différente de la sienne. De ce fait, la figure du Premier ministre chef de la majorité et responsable devant le parlement est appelée à s’effacer, pour laisser la place à un statut de simple collaborateur d’un président tout puissant.

Sur le plan démocratique, la stratégie de Koutouzov d’Emmanuel Macron ne fait qu’aggraver le sentiment d’un désintérêt du chef de l’État pour la délibération et la responsabilité des citoyens, assorti d’un respect strictement formel des procédures. Car si les Français se sont sentis privés d’un véritable débat durant l’élection qui vient de s’achever, leur frustration pourrait bien s’accroitre lors des législatives, au cours desquelles ils se trouvent plus que jamais en position de spectateurs de jeux de pouvoirs qui les dépassent et qui risquent de les démobiliser. On rappellera que le désamour des Français pour les élections législatives est une tendance lourde de notre démocratie depuis plus d’une dizaine d’années, et que le président sortant ne peut en être tenu pour seul comptable. Mais ce qui pointe déjà en ce début de quinquennat, c’est que la nouvelle méthode promise par le président réélu semble avant tout consister en une maximisation de tout ce qui avait constitué sa pratique du pouvoir dans le quinquennat précédent.

 

Chaque vendredi à 18 h 40, retrouvez Vincent Martigny dans l’émission « Une semaine en France » présentée par Claire Servajean de 18 à 19 heures sur France Inter. En partenariat avec le 1.

21 mai 2022
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