Une élection « Canada Dry » ?
Ce soda se targuait, dans les années 1990, de ressembler à l’alcool, sans contenir d’alcool. L'élection présidentielle à venir, elle, ressemble à la démocratie, mais sans les effets de la démocratie…
Attention, référence de « boomer » ! Vous vous souvenez peut-être du Canada dry, cette célèbre marque de soda qui vantait dans les années 1990 « la couleur de l’alcool, le goût de l’alcool, mais sans alcool » ? Eh bien c’est la même impression qui domine avec l’élection présidentielle, dont le premier tour se tiendra demain. Cela ressemble à de la démocratie, cela a le goût de la démocratie, mais sans les effets de la démocratie…
Pourtant, tout est prêt pour l’élection. Les 48,7 millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales (95 % de la population en âge de voter) ont reçu les programmes des candidats, réalisé peut-être des pronostics avec leurs proches sur l’issue du premier tour, répondu à des sites d’aide au vote comme La Boussole présidentielle – minute auto-promotionnelle : ce site a été conçu par des chercheurs en science politique dont votre serviteur – voire déjà préparé la soirée électorale qu’ils ont prévu de passer en famille ou entre amis.
Et malgré cela, quelque chose ne tourne pas rond, comme si le rendez-vous attendu n’allait pas avoir lieu. Nous avons collectivement le sentiment d’être transformés en spectateurs passifs d’un débat impossible. À qui la faute ?
Le contexte, on le sait, a joué pour une bonne part. Après deux ans de pandémie, la fatigue, l’inquiétude et la lassitude sont les principaux sentiments ressentis par les électeurs durant cette campagne, comme l’indique l’enquête électorale du Cevipof (vague 8 et 9 de l’enquête Ipsos Sopra Steria pour le Cevipof, la Fondation Jean-Jaurès et Le Monde). Le réel menaçant de la guerre en Ukraine est venu renforcer, depuis la fin du mois de février, la tentation collective d’une politique de l’autruche. Les candidats sont également responsables de cet état de fait. Pour la plupart mal préparés à l’élection (sur douze candidats, cinq réalisaient leur première campagne), souvent déconnectés des demandes du pays, ils ont moins été guidés par la volonté de gagner que par l’espoir, pour certains, de sauver ce qui reste de leur parti ; pour d’autres par une pensée magique que la politique peut tordre le réel à sa guise ; ou encore par les passions tristes du repli nationaliste et du racisme.
Le président sortant, longtemps porté par une nette avance dans les intentions de vote a, pour sa part, paru trop occupé pour consentir à faire campagne et à débattre avec ses rivaux. Ce n’est que dans les tous derniers jours qu’il a semblé prendre conscience que le scrutin était plus ouvert que prévu, et que le risque de défaite, encore impensable il y a quelques semaines, devenait une probabilité.
Gouverner c’est prévoir, ce qui semble bien difficile dans l’incertitude de la période actuelle
On aura enfin blâmé l’absence d’enjeu dans cette campagne, qui pourtant, n’en manquait pas ! Le rapport du Giec nous a encore récemment alerté sur l’urgence climatique. La guerre en Ukraine nous rappelle chaque jour la fragilité de notre sécurité internationale et de la paix en Europe, mais aussi les niveaux de dépendance de notre économie aux énergies fossiles presqu’essentiellement produites dans des régimes autocratiques. Le Covid enfin est venu nous dire la précarité de notre santé et l’importance de l’État providence. Mais ce qui domine aujourd’hui, c’est le sentiment que quel que soit le résultat du premier tour de l’élection dimanche soir, aucune de ces questions ne trouvera de réponse politique…
Deux raisons expliquent cet état de fait.
D’abord, quel que soit leurs profils, les deux candidats qui se distingueront à l’issue du premier tour devront avant tout se transformer en gestionnaires de crise. Or, gouverner c’est prévoir, ce qui semble bien difficile dans l’incertitude de la période actuelle.
Ensuite, ces derniers ne trouveront pas dans l’entre-deux tours, ni a priori dans l’élection du 24 avril, la légitimité nécessaire pour agir. Si le président sortant devait être réélu, la faiblesse de sa campagne et le rejet qu’il génère dans une partie importante de l’opinion nous promet un troisième tour qui se jouera probablement dans la rue. Et si son challenger victorieux devait être la candidate d’extrême droite ou celui de la France insoumise, leur élection diviserait profondément l’opinion et plongerait le pays dans une crise politique aigue. Sans compter que rien ne semble indiquer que les élections législatives viendront confirmer le vote de l’élection présidentielle. Au contraire, nombreux sont les électeurs qui considèrent que celles-ci seront en mesure de leur donner une occasion d’ajuster leur vote en cas d’accident politique le 24 avril au soir.
Est-il bien raisonnable, par notre retrait du jeu, de détruire le théâtre démocratique tout entier ?
Face à cette situation complexe et politiquement déroutante, dominée par la désillusion et l’incertitude (un tiers des électeurs étaient encore incertains de leur vote à quelques jours du scrutin, toujours selon le Cevipof), l’abstention est la première des tentations. Mais c’est pourtant traiter le mal par le mal. Le vote, non seulement lors de ce scrutin, mais également aux élections législatives de juin prochain, demeure la meilleure manière de reprendre le contrôle d’un débat dont la piètre qualité tient également à notre démission collective. Alors que plusieurs candidats proposent de vider de leur sens les principes de notre système représentatif, voire de notre état de droit, il est impérieux de nous poser gravement la question suivante : même si le spectacle politique actuel nous déplaît, est-il bien raisonnable, par notre retrait du jeu, de détruire le théâtre démocratique tout entier ?
Dessins JOCHEN GERNER
Chaque vendredi à 18 h 40, retrouvez Vincent Martigny dans l'émission « Une semaine en France » présentée par Claire Servajean de 18 à 19 heures sur France Inter. En partenariat avec le 1.