Quelques jours après l’arrestation de Boualem Sansal, une amie algérienne, réalisatrice de talent, m’a envoyé ce message pour me dire : « Bientôt, nous ne pourrons plus écrire que sur les papillons. » Les papillons sont d’étranges insectes à vrai dire, fascinants par leur diversité et leurs comportements. Certains se camouflent habilement, imitant les fourmis pour tromper leurs prédateurs et assurer leur survie. D’autres vous font tourner la tête, vous éblouissent avec leurs couleurs vives, avant de déposer sur vous une substance toxique, vous condamnant à une lente agonie. Je pourrais également vous parler de leur vision panoramique : ils voient tout, savent tout de vos moindres faits et gestes… Une histoire algérienne de papillons, à vrai dire ça s’y prêterait bien mais est-ce que ce serait si inoffensif ? J’aime lire, Je bouquine, la « Bibliothèque rose » ou encore la « Bibliothèque verte » sont autant de « lectures inoffensives » qui, lorsque j’étais enfant, ont pourtant fait germer en moi les idées les plus subversives : un désir de liberté, de dépasser les limites imposées par la société, de faire fi de l’opinion des « grands », détenteurs de l’autorité, de me faire confiance et de suivre mon instinct en dépit du bon sens. 

En Algérie, nous savons « fabriquer » des films, des livres, des œuvres musicales, d’une qualité reconnue dans le monde entier et avec une vitalité extraordinaire. J’utilise le verbe « fabriquer » car j’aime cette idée de la main qui cherche, qui touche, qui transforme pour créer. Malgré l’absence d’école de cinéma. Malgré les intimidations envers le secteur de l’édition. Malgré l’équilibre économique ô combien précaire des librairies. Nous créons tout de même, l’envie chevillée au corps. Nous créons de là-bas même lorsque nous partons. Oui, nous y revenons presque toujours. Et tout l’enjeu est là, préserver cette envie, préserver ce qui est nécessaire à toute création : l’absence de peur. J’ai cherché dans le Larousse quel mot serait le plus précis pour illustrer le contraire du mot « peur ». Il m’a proposé : audace, bravoure, courage, hardiesse, héroïsme, intrépidité. Ne pas avoir peur serait donc faire preuve d’audace ou encore d’héroïsme. Regardez autour de vous, pensez aux écrivains français que vous connaissez : sont-ce des héros ? Je ne suis pas d’accord avec cette interprétation. Je dirais plutôt qu’ils écrivent et parlent sans crainte d’aller en prison, parce que cela ne leur viendrait pas à l’esprit, cela ne fait pas partie de leur réalité. L’opposé de la peur serait donc plutôt la fiction, que le Larousse définit cette fois comme « ce qui est du domaine de l’imaginaire, de l’irréel ».

Récemment, j’ai assisté à un débat avec un cinéaste algérien au cours duquel il a interpellé un cadre du ministère de la Culture algérien sur la nouvelle loi du cinéma* par ces mots : « Mais, bon sang, censurez-moi, empêchez mon œuvre d’exister si vous le voulez, mais ne m’enfermez pas ! », car qui osera encore écrire, créer, publier, réaliser, s’il doit passer son œuvre au tamis par peur de faire un tour par la case prison ?

Aucun écrivain n’a sa place en prison en raison de ses opinions ou de ses idées. Même lorsque celles-ci sont à l’extrême opposé des miennes. Le combat pour la liberté d’expression ne devrait jamais être conditionné par l’accord ou le désaccord avec les idées exprimées. Et lorsque la loi criminalise une pensée, alors il faut se demander si cette loi est juste ou si elle n’est pas dévoyée pour devenir un outil de censure, en Algérie comme dans les autres pays du Maghreb, comme en France où l’on a vu peu d’artistes s’émouvoir de la manière dont la loi sur l’apologie du terrorisme a été utilisée d’une manière affolante à des fins plus politiques que sécuritaires. Si la France n’est pas une dictature, elle n’est pas à la hauteur d’une démocratie.

Peu de voix également pour s’élever contre ceux qui mesurent les jupes des jeunes filles musulmanes devant les écoles, contre la manière dont tout l’arsenal politique et policier est déployé pour enfermer, brimer, blesser les musulmans. Peu de voix enfin pour dénoncer les journalistes enfermés ou tués en Palestine.

Défendre uniquement ceux qui nous ressemblent, ceux qui tiennent les discours qui nous rassurent, ce n’est pas de l’humanisme, c’est de l’entre-soi. Tout le courage consiste à lutter pour préserver la liberté de tous.

Si l’arrestation de Boualem Sansal scandalise plus en France qu’en Algérie, c’est avant tout parce que Boualem Sansal n’existe pas là-bas comme un écrivain (pays où il ne publie pas et donc où il n’est pas lu), que son interview – accordée à un média d’extrême droite – a atterré les Algériens, mais aussi parce qu’il existe un fossé gigantesque entre les deux pays, peut-être le plus grand depuis cinquante ans. L’incompréhension est totale sur presque tous les sujets, et c’est pour moi, une grande tristesse. Les termes utilisés en France, pour expliquer la situation de Sansal sont parfois approximatifs et ne l’aideront pas, voire le condamneront encore plus. Ainsi, le présenter comme un « citoyen français » et un « écrivain algérien » est doublement erroné. Boualem Sansal est un citoyen algérien. C’est en citoyen algérien qu’il est rentré en Algérie, dans son pays, où il habite depuis sa naissance. C’est en citoyen algérien qu’il sera jugé. Et c’est malheureusement en écrivain tout court qu’il a été arrêté.

Jamais, je ne serai du côté de ceux qui enferment les écrivains.

 

* Cette nouvelle loi votée en 2024 prévoit de lourdes peines de prison pour les responsables de production qui porteraient atteinte à la religion, à l’histoire de la guerre d’indépendance et à la morale.

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