Pourquoi les écrivains sont-ils tant sujets à la censure ?

Les écrivains s’inscrivent en effet dans un long martyrologe de la liberté d’expression – je pense par exemple à Ovide, exilé par Auguste sur les rives de la mer Noire parce que ses poésies libertines avaient contrevenu aux règles morales très strictes édictées par le pouvoir. Depuis que les écrivains écrivent, et même avant – Socrate, philosophe de tradition orale, a lui-même été contraint de boire la ciguë –, ils sont surveillés, lus, et potentiellement réprimés. Pourquoi les écrivains ? Peut-être parce qu’ils produisent des textes qui, par définition, ont une vie propre. Leurs livres ne sont pas qu’une parole éphémère, mais possiblement un objet subversif au long cours. Sans doute faut-il y voir un hommage du pouvoir à la puissance, pour reprendre les termes de Régis Debray. Les livres ont aussi ceci de spécifique que leur signification n’est jamais fermée : ils sont toujours capables de produire du sens, y compris un sens que le pouvoir ne peut pas contrôler. D’où la méfiance qu’il peut y avoir à leur égard… Cela étant dit, on censure surtout les médias de masse, susceptibles de toucher un large public. D’abord les livres, puis le théâtre, puis le cinéma, la télévision et Internet. Aujourd’hui, je pense que les cinéastes ou les réalisateurs de séries sont plus surveillés que les écrivains !

Au cours de cette longue histoire de la censure, les raisons de la répression sont-elles toujours les mêmes ?

L’historien constate, non sans accablement, la persistance des motifs d’interdire au fil des siècles : la contestation politique, l’écart à la norme morale – dont l’obscénité est l’une des manifestations –, le blasphème, au sens d’attentat à une vérité religieuse absolue… On les retrouve de manière très stable à travers le monde et les époques.

Ce qui change toutefois, ce sont les mœurs, et ce que l’on est prêt à accepter ou non, et donc les raisons concrètes d’interdire. Si l’on prend l’exemple de la France du début du xxe siècle, ce qui fait peur, c’est d’une part la pornographie, surtout à destination des populations considérées comme vulnérables, à savoir les enfants, les femmes et les ouvriers, et d’autre part, tout ce qui relève de la contestation, de l’insulte aux institutions – État, Église, Armée… Un siècle plus tard, on peut dire à peu près ce que l’on veut de ces institutions. Quant à la pornographie, elle est en vente libre, voire en accès libre un peu partout. Ce qui pose problème à présent – et ce n’était pas du tout le cas au siècle précédent –, c’est par exemple les attaques visant l’identité religieuse ou le genre, le racisme… Il serait aujourd’hui totalement impossible que quelqu’un soit traîné dans la boue de la même manière que l’a été Dreyfus dans les années 1890, notamment en raison des lois qui criminalisent désormais toutes sortes de discours au nom de la lutte contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, etc. À cela s’ajoutent les questions de discriminations raciales, sexuelles, etc., qui n’étaient pas un motif de censure jusqu’à encore récemment, dans les années 1970 ou 1980. Il ne faut pas forcément imaginer toutes les restrictions comme des régressions !

De nos jours, la censure est-elle l’apanage des régimes totalitaires ?

Il existe encore, partout dans le monde, de la Russie à l’Algérie, en passant par la Chine ou l’Iran, des processus de censure « classique », c’est-à-dire la restriction ou la suppression du processus de communication, souvent de façon brutale et violente. Pour les écrivains, cela se traduit par l’interdiction de publier et de diffuser, mais aussi par des emprisonnements arbitraires, de la torture, des exils forcés, des disparitions et même parfois la mort. Autant de dispositifs qui visent à faire taire la critique, à intimider les dissidents et à étouffer toute velléité de contester le pouvoir.

Il y a toutefois une nouvelle théorie de la censure, dans le sillage de Bourdieu ou de Barthes, qui considère qu’il y a censure dès qu’il y a communication. C’est-à-dire que la langue nous oblige à dire les choses d’une certaine façon. On parle forcément d’une certaine manière en fonction de notre statut social par exemple. Là, dans cette injonction à parler, se trouverait une autre forme de censure, plus implicite, structurale. C’est une perspective qui se défend – elle permet notamment de montrer que la censure n’est pas, justement, réservée aux régimes totalitaires, mais qu’elle se retrouve, sous d’autres formes, dans nos sociétés libérales – mais elle a ses limites.

C’est-à-dire ?

Déjà, parce qu’à voir la censure partout, on risque de ne plus la voir nulle part. Or, comme dit plus haut, elle est toujours virulente dans une grande partie du monde. Ensuite, parce que dans une démocratie libérale, se poser en martyr de la censure est souvent assez commode. C’est d’une certaine manière se donner le beau rôle et s’inscrire dans un long martyrologe de la liberté d’expression. Il est tentant de se prendre pour le nouveau Voltaire ! Mais assimiler toute critique à de la censure est tout à fait problématique.

Qui censure ? Sont-ce seulement des États ou bien des pans de la société ?

Tout dépend du cadre. En France, jusqu’à la fin du xixe siècle, la censure passe essentiellement par un État autoritaire, dont les tribunaux sont la main armée pour faire taire les opinions qui déplaisent, et, dans une moindre mesure, par l’Église. À partir de l’avènement de la démocratie et de la République, le pouvoir est beaucoup plus prudent dans ses interventions. C’est au nom d’autres principes, par exemple celui de la dignité des personnes, qu’il combat et interdit certains discours. L’État délègue également la responsabilité aux particuliers ou aux associations et autres collectifs, qui peuvent désormais se porter partie civile et engager des poursuites pour faire respecter certaines convictions, et aller parfois jusqu’à demander de retirer de la vente certains écrits.

 

« À voir la censure partout, on risque de ne plus la voir nulle part »

 

De ce point de vue, même si certains crient à la censure généralisée, force est de constater qu’en France, les tribunaux sont plutôt très protecteurs des droits des écrivains. Dans une grande partie des cas, les écrivains incriminés sont relaxés et les plaignants déboutés. Et ils sont protégés non seulement par le droit national, mais aussi par le droit européen – ils peuvent par exemple porter leur affaire devant la Cour européenne de justice, laquelle leur donne souvent raison. Ici, on peut donc encore dire beaucoup de choses, en vérité.

À l’ère de la mondialisation et des réseaux sociaux, la censure des écrivains dans les régimes non démocratiques peut-elle s’exercer comme avant ? Quelles formes nouvelles prend-elle ?

J’ai le sentiment que l’époque n’est malheureusement pas plus clémente que les précédentes. On observe plutôt, dans un bon nombre de pays, une montée de l’intolérance, de la censure, de la violence exercée à l’encontre de tous ceux qui pensent différemment. Il faut en avoir conscience : les démocraties libérales et leurs libertés individuelles et publiques sont des îlots battus par les flots. Leur nombre se réduit, et leurs pratiques elles-mêmes tendent à se durcir. Même dans des démocraties libérales, il peut être, sur certains plans, plus difficile pour un écrivain de s’exprimer que par le passé, dès lors que le droit à la vie privée, le droit à l’image, le droit à la dignité entrent en conflit avec la liberté d’expression. Que ce soit pour un roman ou pour un document politique, aujourd’hui, un livre susceptible de heurter des convictions, des sensibilités ou des intérêts doit passer par une armée d’avocats voire de sensitivity readers [des lecteurs chargés par l’éditeur de débusquer les passages problématiques] avant même d’affronter le jugement public.

Comment s’organise la lutte contre la censure ? Qu’est-ce qui peut protéger la parole ou les écrits des écrivains ?

Il y a des invariants de l’histoire : la langue d’Ésope par exemple, le fabuliste grec de l’Antiquité qui a inspiré La Fontaine. On peut contourner la surveillance grâce au sarcasme, à l’art de la litote et de l’antiphrase. Certains auteurs recourent aux pseudonymes bien entendu, comme Boris Vian, qui écrivait sous un nom de plume pour échapper aux lois répressives des années 1950. L’édition clandestine également, ou encore les organisations collectives. Je pense par exemple au Parlement international des écrivains, fondé dans les années 1990 par des gens comme Pierre Bourdieu, Salman Rushdie, Jacques Derrida ou Toni Morrison pour soutenir les écrivains algériens durement réprimés pendant la décennie noire. Cette organisation n’existe plus aujourd’hui, mais elle a laissé place au Réseau international des villes refuges. Je pense également à toutes ces organisations internationales historiques, créées pour venir en aide aux écrivains européens persécutés sous le fascisme puis le nazisme : le Pen Club et, après la guerre, Human Right Watch, Amnesty International, Reporters sans frontières et tant d’autres qui visent à aider les écrivains persécutés, voire à les exfiltrer avec leur famille si c’est nécessaire à leur sécurité. De plus en en plus de pays adoptent des législations extrêmement dures vis-à-vis des paroles dissidentes, on peut donc s’attendre à une recrudescence des demandes d’aide. Mais les démocraties occidentales risquent d’être de moins en moins disposées à accorder celle-ci – pour cause de débat sur l’immigration, de défiance de l’étranger, etc. Beaucoup d’écrivains se sentent déjà abandonnés par la communauté internationale, qui rechigne à leur apporter le soutien que leur courage mériterait.

Que nous enseigne l’affaire Boualem Sansal ?

Elle montre la vraie nature du pouvoir algérien : une dictature militaire qui impose sa loi. Boualem Sansal est victime des positions qu’il défend depuis des années, dénonçant la corruption, l’arbitraire, l’incompétence du pouvoir. Elle montre également que le pouvoir est capable de faire disparaître quelqu’un, y compris un homme âgé et fragile, pendant plusieurs jours, et de le sanctionner d’une peine complètement disproportionnée – la perpétuité, peut-être même la mort.

Plus généralement, on observe une dérive du recours au terme « terroriste » – appliqué ici à un homme qui n’est coupable que d’avoir parlé et écrit – qui sert désormais à embastiller toutes sortes de gens à travers le monde. La notion de terrorisme est aujourd’hui une manière commode de faire taire les écrivains et les journalistes qui indisposent le pouvoir.

Enfin, je constate la mobilisation, avec une rare unanimité, du monde intellectuel français et international en soutien à Boualem Sansal. On peut espérer que cela fera fléchir ou, du moins, réfléchir le gouvernement algérien qui, rappelons-le, détient actuellement plus de deux cents prisonniers politiques. Souhaitons que cette affaire puisse jeter une lumière sur ces anonymes emprisonnés parfois depuis des années pour avoir exprimé une opinion dissidente. C’est l’effet pervers ou vertueux, selon le point de vue, de la censure : elle tend à attirer l’attention précisément sur ce qu’elle voudrait cacher. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON et LOU HÉLIOT

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