Je n’ai pas vraiment décidé de quitter la Russie. J’avais été invité pour une résidence à l’université Cornell aux États-Unis. Quand j’ai accepté cette invitation, j’étais absolument certain que je serais de retour en Russie six mois plus tard. Je suis parti avec deux valises.

C’est à ce moment-là que la Russie a attaqué l’Ukraine. J’ai compris que je ne pourrais pas rentrer, que tous les journaux et les émissions de télévision pour lesquels je travaillais allaient s’arrêter et mes maisons d’édition fermer, que je risquais d’être censuré, enfermé. En Russie, on doit toujours se demander si l’on n’est pas en train d’enfreindre une loi – et ils passent leur temps à en inventer de nouvelles, qui vous restreignent tellement que vous finissez par avoir l’air complètement stupide et inutile. Avec mes positions antiguerre, je risquais d’être condamné pour avoir « mis le feu entre les gens », comme ils disent. J’ai donc décidé de repousser mon retour – car je retournerai en Russie, j’en suis certain, mais pas avant qu’il ne soit possible d’y exprimer son antimilitarisme.

Rapidement, en l’espace d’une journée, l’ensemble de mes livres – romans, poèmes, essais, biographies… – a disparu des étagères dans toutes les librairies et bibliothèques du pays. Pourquoi ? La censure ne vous donne jamais de raison. C’est comme lorsque votre banque ferme brutalement votre compte – c’est simplement qu’ils ne vous aiment pas.

Certes, la censure en Russie peut avoir ses avantages. Déjà, elle vous force en tant qu’auteur à vous exprimer plus subtilement pour la contourner. Et puis elle peut vous rendre célèbre. Comme le dit le poète Lev Losev dans son essai Des bienfaits de la censure : le langage ésopien dans la littérature russe moderne (non traduit en français), pour qu’un livre devienne populaire en Russie, il lui faut l’aide de la censure, de la prohibition, de la persécution politique. Un livre interdit entre automatiquement dans l’histoire ! Vous intégrez une liste prestigieuse, aux côtés de Pouchkine, Orwell, Salinger…  En tout cas, il paraît que mes livres se vendent désormais à prix d’or au marché noir. Et ça me rend très fier.

Je suis encore plus fier d’avoir été « totalement » banni, ce qui est assez rare dans la Russie d’aujourd’hui. Si l’on n’avait censuré qu’une partie de mes activités professionnelles ou de mes œuvres, cela laisserait supposer une forme de compromission. Non, je me félicite de figurer parmi les « bannis intégraux » et les « ennemis totaux » de ce régime, aux côtés de quelques autres écrivains russes comme Boris Akounine ou Ludmila Oulitskaïa. Peut-être suis-je très dangereux après tout, même si rien de ce que je dis ne l’est. Pour eux, le simple fait d’avoir des idées est dangereux. Oui, je m’exprime contre la corruption, la guerre, l’absence d’élections libres depuis vingt ans… Mais je suis surtout dangereux car je suis un auteur connu et hostile à Poutine. Une chose est certaine, les 103 livres que j’ai publiés sont tous contre Poutine. C’est une grande fierté. Je suis dangereux aussi, peut-être, parce que j’ai écrit, entre autres, de la science-fiction. La science-fiction parle du futur, et le futur de la Russie sera sans Poutine. Mais, aujourd’hui, la Russie est une sorte d’île archaïque qui refuse de voir ce futur en face. En russe, du reste, on ne dit pas « le futur arrive », mais « le futur attaque ». Il nous fait peur jusque dans les mots. C’est pourquoi, actuellement, on ne sort que des livres ou des films qui parlent d’un passé glorieux, ou bien des contes de fées. D’ailleurs, tous les grands écrivains, tous les grands artistes sont partis. Je suis en bonne compagnie ici, aux États-Unis !

En ce moment, la censure n’est cependant pas le principal problème de la Russie. Des centaines de personnes sont arrêtées arbitrairement. D’autres sont envoyées en exil ou dans des camps de travail. En Ukraine, ce sont des familles, des milliers de vies qui sont détruites. La censure russe est, malheureusement, le cadet de mes soucis pour l’instant. Un jour, j’espère, la liberté d’expression reviendra ; on ne sacralisera plus notre histoire, nos valeurs nationales, et l’on pourra par exemple faire un film sur le prince Vladimir à la manière de Sacré Graal des Monty Python.  

Conversation avec LOU HÉLIOT

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