Boualem Sansal est en prison
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Écrire cette phrase surréaliste, c’est-à-dire étrange, incroyable, surréelle donc : l’écrivain Boualem Sansal est en prison depuis le 16 novembre et risque la perpétuité. Relire chaque mot. Rapprocher écrivain et prison. Et se souvenir. Voir apparaître l’auteur du Serment des barbares, ce roman à la fois provocant et truculent qui le révéla en 1999 pour sa charge déjà féroce contre le régime d’Alger et la terreur qui régna dans son pays pendant la décennie noire. Mesurer le contraste entre sa plume acérée et son visage de vieux chef apache rieur et sage, ses cheveux longs et blancs lâchés ou tenus par un catogan, sa voix très douce, son ironie, son franc-parler. Relire la phrase en entier : l’écrivain Boualem Sansal (ajouter qu’il obtint le Grand Prix du roman de l’Académie française pour 2084, la fin du monde) est en prison depuis le 16 novembre et risque la perpétuité.
Se souvenir encore. En juin 2015, depuis son domicile de Boumerdès, près d’Alger, Boualem Sansal me dicte au téléphone le contenu cinglant d’un texte pour le 1. Sans détour, il décrit par le détail ce qu’il appelle alors « les sept plaies de l’Algérie », pointe le FLN, l’armée, la police intérieure, le socialisme – qu’il qualifie de « mangeoire » clientéliste – et bien sûr les islamistes. Cette description porte la marque d’un esprit aussi libre que courageux. Nous la republions dans le poster de ce numéro exceptionnel. Devant la dureté de son propos, j’avais alors interrompu Boualem Sansal, inquiet des risques qu’il courait, le sachant écouté. « Non, répondit-il en substance, et très calmement. Pour eux, je suis une caution de la liberté d’expression. S’ils me laissent parler ainsi, c’est pour montrer que le régime n’est pas une dictature. » Bientôt dix ans ont passé. Tout a brutalement changé le 16 novembre 2024, lorsque, rentrant chez lui en confiance, il a été arrêté à l’aéroport d’Alger. Après dix jours passés derrière les barreaux, sans assistance judiciaire, un procureur spécialisé dans les questions de terrorisme l’a placé sous mandat de dépôt, au motif – rien que ça – d’atteinte à la sûreté de l’État. Une décision arbitraire et hors de proportion – le contraire de la justice –, qui rappelle les lettres de cachet de l’Ancien Régime. Boualem Sansal a aussitôt fait appel, lui dont on n’entend plus la voix. Il n’y a pas de mots pour dire soudain l’absence de mots. Qu’est-ce qu’un écrivain privé de sa parole, de sa force à nous transmettre son imaginaire ? Un écrivain écrit. Il crie aussi. Depuis longtemps Boualem Sansal écrit, Boualem Sansal crie. Trop dans le vide à son goût. Cette fois, il a été entendu. De la pire des manières.
Qu’est-ce qu’un écrivain privé de sa parole, de sa force à nous transmettre son imaginaire ?
Passé l’indignation, et l’exigence sans relâche de sa libération, on se demande pourquoi il a été arrêté. Pourquoi maintenant ? On pourrait dire qu’il n’y a pas de texte sans contexte. Les propos de l’écrivain sont apparus intolérables aux yeux du régime militaire – aussi intolérables que son incarcération pour nous –, alors que la relation entre la France et l’Algérie s’est fortement dégradée depuis que le président français a changé de politique sur la question sensible du Sahara occidental. M. Macron a affirmé fin octobre que la résolution de ce problème relevait désormais de la souveraineté marocaine, surprenant virage de la France qui avait jusqu’ici tenu une position d’équilibre. Voilà pour le contexte, auquel s’ajoute le prix Goncourt récemment décerné à Kamel Daoud pour Houris, cinglante critique des islamistes et des militaires algériens revenant sur les « années de plomb ». Est-ce assez pour justifier cet embastillement ? Bien sûr que non.
Ce qui est en jeu, à travers le sort cruel réservé à l’écrivain devenu français cette année, c’est la liberté. D’abord la sienne, dont on comprend que la réclamer bruyamment depuis la France pourrait gêner sa libération. Et puis la liberté d’expression qui, chacun le sait, n’a pas de parti. Ne se mesure pas. Elle se donne, et c’est la démocratie. Elle se retire sans fondement sérieux, et c’est la dictature. Si nombre d’écrivains et intellectuels de toutes tendances – et de tous pays – ont fermement condamné la décision visant Boualem Sansal – dont les Prix Nobel J.M.G. Le Clézio, Orhan Pamuk ou Wole Soyinka, mais aussi certains auteurs identifiés très à gauche comme Annie Ernaux, autre Prix Nobel, ou Nicolas Mathieu –, les positions des responsables politiques sont plus mitigées. Si la droite et, plus encore, l’extrême droite ont récupéré cette affaire avec un empressement appuyé – de Marine Le Pen à Éric Zemmour, en passant par François-Xavier Bellamy –, si la gauche socialiste, à travers ses principales figures, a aussi clairement réclamé la libération de Boualem Sansal, le reste du Nouveau Front populaire n’a guère manifesté de soutien spontané à l’écrivain. Il a fallu les questionner pour qu’ils finissent par exprimer leur position. À chacun ses priorités. Certaines positions de Boualem Sansal sur les frontières actuelles de l’Algérie ont certes été exprimées dans un média d’extrême droite. Mais, pas plus que de s’être rendu en Israël ne fait de lui un ennemi de la Palestine, avoir parlé via un canal zemmourien (la chaîne Frontières) ne fait de lui un propagandiste de l’extrême droite qui combattrait l’immigration. Et qui sait à quel point être indigné, et n’être pas entendu, peut pousser à s’exprimer jusque dans des lieux tenus pour indignes ? Pour autant, sa parole libre ne saurait en rien justifier son sort ni la tiédeur palpable des soutiens de LFI.
Quant à l’Académie française, elle s’est distinguée à travers la proposition de Jean-Christophe Rufin d’ouvrir un fauteuil sous la Coupole afin d’élire « en urgence » Boualem Sansal. Une initiative qui a hélas échoué puisque l’institution a seulement décidé de dédier sa séance publique annuelle du 5 décembre à Boualem Sansal, mais sans l’élire. Une majorité d’académiciens invoquant le risque que pouvait lui faire courir cette élection, outre le précédent que pourrait constituer une élection en l’absence de l’élu. Au-delà des questions de procédure, on aurait attendu moins de prudence et plus d’engagement dans la maison de Voltaire et de Victor Hugo. Ce numéro de combat aurait été incomplet sans une grande fenêtre ouverte sur le monde. C’est pourquoi, à travers les témoignages, entre autres, de l’auteur russe dissident Dmitri Bykov, de la romancière algérienne Kaouther Adimi ou du symbole Salman Rushdie, nous mesurons combien n’a pas de prix une parole libre.
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