« Évidemment, il l’avait fait exprès »
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Il lui fallut encore plus de quatre ans pour écrire le livre. Après coup, lorsque des gens voulurent réduire ce livre à une insulte, il avait envie de répondre, je suis capable d’insulter les gens un peu plus vite que cela. Mais ses adversaires ne trouvèrent pas étrange qu’un écrivain sérieux puisse consacrer un dixième de sa vie à créer quelque chose d’aussi vulgaire qu’une insulte. C’est parce qu’ils refusaient de le considérer comme un écrivain sérieux. Pour l’attaquer, lui et son œuvre, il était nécessaire de le dépeindre comme une mauvaise personne, un traître et un apostat, un homme sans scrupules, avide de fortune et de gloire, un opportuniste dont l’œuvre n’avait aucun mérite et qui « s’attaquait à l’islam » pour son profit personnel. C’était bien là le sens de cette phrase qui revenait sans cesse. Il l’a fait exprès.
Évidemment, il l’avait fait exprès. Comment pourrait-on écrire le quart d’un million de mots par accident ? Le problème c’était, comme aurait dit Bill Clinton, ce qu’on pensait qu’il avait fait. L’étrange vérité, c’est qu’après deux romans directement liés à l’histoire publique du sous-continent indien, il considérait son nouveau livre comme beaucoup plus personnel, comme une exploration intérieure, sa première tentative de créer un monde issu de son expérience d’émigré et de sa métamorphose. Pour lui, c’était le moins politique de ses trois livres. Et toute la partie qui traitait de l’histoire des origines de l’islam était, à son avis, pour l’essentiel, pleine d’admiration pour le prophète de l’islam et même de respect à son égard. Il le traitait comme le Prophète avait toujours dit qu’il voulait être traité, comme un homme (« le Messager ») et non comme une figure divine, à la manière du « fils de Dieu » des chrétiens. Il le dépeignait comme un homme de son temps, influencé par son époque et, en tant que chef, à la fois soumis à la tentation et capable de la surmonter. « Quel genre d’idée es-tu ? » demandait le roman à la nouvelle religion, et il suggérait qu’une idée qui refusait de se soumettre au compromis serait, dans la plupart des cas, éradiquée, mais il admettait aussi que, dans certaines circonstances rares, de telles idées devenaient celles qui changeaient le monde. Son Prophète avait joué avec le compromis puis l’avait repoussé, et son idée insoumise gagnait suffisamment en force pour soumettre l’histoire à sa volonté.
La première fois qu’il fut accusé d’attaquer l’islam, il fut sincèrement perplexe. Il pensait qu’il s’était engagé dans une approche artistique du phénomène de la révélation, une approche du point de vue d’un incroyant, certes, mais néanmoins correcte. En quoi cela était-il agressif ? Les années de polémique et de violences politiques qui suivirent lui fournirent, à lui et aux autres, la réponse à cette question.
De toute façon, son prophète ne s’appelait pas Mahomet, vivait dans une ville qui n’était pas appelée La Mecque et avait fondé une religion qui ne s’appelait pas (ou pas tout à fait) l’islam. Et il n’apparaissait que dans les rêves d’un homme rendu fou par la perte de la foi. Ces nombreuses prises de distance indiquaient clairement dans l’esprit de leur créateur la nature fictive de son projet. Pour ses adversaires, c’étaient des tentatives de dissimulation. « Il se cache, disaient-ils, derrière sa fiction. » Comme si la fiction était une tenture ou une tapisserie à travers lesquelles un homme pouvait se faire poignarder comme Polonius si jamais il lui prenait l’idée stupide de se cacher derrière un écran aussi mince.
Joseph Anton : une autobiographie © Plon, 2012, pour la trad. française de Gérard Meudal
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