Comme chaque jour de la semaine à Villers-Semeuse, en fin de matinée, le parking se remplit. Face à la mairie, à deux pas de l’unique bar-tabac de ce bourg périurbain, l’endroit tient lieu de place publique. Les portières s’ouvrent, des conversations se nouent. 11 h 50, la sonnerie retentit à l’école élémentaire du Plateau, attenante à la mairie. Dans la petite ville ardennaise de quelque 3 500 habitants en bordure de Charleville-Mézières, beaucoup de parents viennent chercher leurs enfants en voiture. Piercings et regard avenant sous sa casquette, Joachim Mathieu, la trentaine, mains sur le volant, s’apprête à embarquer sa fille de 9 ans. Sa femme est aussi du voyage, et le bébé d’un an trône dans son siège-auto. Venir à pied serait possible vu que la famille habite le bourg, à moins d’un kilomètre de l’école. Mais Joachim bosse dans une usine de machines-outils au nord de Charleville, à 8 kilomètres de là. Ce matin, l’ouvrier chaudronnier a embauché à 6 heures tapantes. Impossible sans bagnole, « alors après, j’en profite pour venir chercher la petite ».

Normal. À Villers-Semeuse, confortable petite ville pavillonnaire dotée d’une auto-école, de deux boulangeries, d’une vaste zone commerciale et d’une usine PSA, « la voiture, c’est la liberté », résume Jean-Marie Seconda. Comme Jean-Marie et sa femme Muriel, près de la moitié (40 %) des foyers villersois possèdent deux véhicules, et cette proportion a encore augmenté depuis dix ans. Rencontré à la médiathèque du bourg, l’instituteur à la retraite est « habitué » à son mode de déplacement favori : « Si je dois aller à Charleville, je n’ai pas envie d’attendre le bus pendant une demi-heure, surtout quand il pleut. Il y a trop peu d’arrêts, les passages, toutes les 20-30 minutes, sont trop peu fréquents. » Une affaire de liberté, et surtout, de nécessité. Nathalie Charlier, 57 ans, croisée en début de matinée à la sortie de l’hypermarché Cora, chargée de lourds sacs de courses, « adore [s]a Picasso ». Et pour cause : employée au nettoyage de la grande surface, elle astique sols et rayonnages de 6 heures du matin à 8 h 30, avant l’arrivée des premiers clients. « Puis je passe à la pointeuse et j’y retourne pour faire mes achats. Ensuite, je vais à Charleville faire des ménages. Sans voiture, difficile d’enchaîner. » Comme 78 % des Villersois, Nathalie travaille hors de la commune. Pourtant, il est arrivé à cette femme courageuse de rejoindre l’hypermarché à vélo. « Faisable, explique-t-elle, mais bon, je partais à 5 h 30, dans le froid, sans parler de la neige en hiver. Après, il fallait que je rentre chercher ma voiture pour repartir travailler à Charleville, c’était une perte de temps. Maintenant, je ne peux plus, j’ai un problème au genou. »

Vu l’urbanisme marqué par l’idéal automobile des Trente Glorieuses, on comprend Joachim, Jean-Marie, Nathalie et les autres. Même par un matin ensoleillé, se rendre à pied (ou à vélo) jusqu’à la zone commerciale relève de la gageure. Du centre-bourg résidentiel, assez calme et fleuri, il suffit de gravir quelques marches d’escalier sur un talus herbu pour basculer dans un monde hostile. Le long de la départementale où les poids lourds lancés à 80 kilomètres-heure font vibrer l’air pollué, un étroit trottoir a été ménagé, qui passe sous la rocade de l’autoroute A34. Trois petits passages cloutés permettent aux rares piétons de franchir les bretelles d’accès. On débouche ainsi sur de vastes parkings qui desservent la station-service, le McDo, l’hypermarché Cora, le magasin But. Une pie sautille gracieusement sur l’asphalte, rappelant la campagne toute proche. Un peu plus loin, l’usine Stellantis (ex-PSA) emploie 1 800 personnes, dont 400 Villersois. Stéphane, 58 ans, le mari de Nathalie, y « a fait les trois-huit ». Ce « grand sportif » venait « toujours à vélo », se souvient sa femme. Une exception, dans un monde ouvrier où, longtemps, la bicyclette a signifié la pauvreté.

Pourtant, les choses changent. Doucement. Maire de Villers-Semeuse depuis 2014, Jérémy Dupuis a d’abord mis deux voitures électriques et huit bornes de rechargement à la disposition de ses administrés. Résultat mitigé. Les petites Zoé en autopartage restent « peu utilisées », regrette le quadra. Devant les pavillons coquets s’alignent toujours au moins un rutilant véhicule individuel, plus souvent deux. Ceux qui en ont les moyens préfèrent s’offrir leur propre voiture électrique, comme Jean-Philippe Billaudel, habitant d’un village voisin, qui recharge sa Tesla Model S aux bornes de l’hôtel Ibis. C’est à son bord que l’électronicien trentenaire parcourt chaque jour ouvrable les « 17 bornes » qui le séparent de son entreprise. Un véhicule non carboné, certes, mais inabordable pour beaucoup. Alors, confinement aidant, Jérémy Dupuis a eu une autre idée : encourager la marche et le vélo. Lui-même en possède deux, « un musculaire et un autre à assistance électrique, acheté avec une aide de l’agglo. Je les utilise beaucoup pour mes déplacements professionnels ». Autant montrer la voie : « Il faudrait que les gens envisagent le vélo comme un moyen de transport alternatif, et se contentent d’un seul véhicule par foyer. » Au printemps prochain, la commune comptera cinq vélos à assistance électrique en libre-service. Déjà, l’édile a limité la vitesse maximale dans la plupart des rues à 30 kilomètres-heure, il a fait élargir certains trottoirs et construire des ralentisseurs, des innovations bien accueillies dans la petite ville ardennaise. Sur le bitume de la vrombissante avenue Jean-Jaurès, véritable axe routier au cœur de la commune, un marquage au sol ménage une piste cyclable qui permet de rejoindre Charleville-Mézières à vélo en une vingtaine de minutes.

Car les usages évoluent. Institutrice à la retraite, Frida Hourbette n’a jamais hésité à pédaler pour se rendre à l’école du village ou jusqu’à Charleville. La différence, c’est qu’aujourd’hui, la pionnière se sent « moins seule » sur la jolie voie verte, le long de la Meuse. Elle y croise par exemple Mathias Lubin, habitant de Saint-Laurent, village voisin. Lui mise à fond sur la petite reine. Bon connaisseur du tissu industriel local, l’ingénieur a créé son entreprise et fabrique depuis l’été dernier à Charleville des vélos-cargos à assistance électrique, « un marché en plein essor ». À titre personnel, Mathias n’utilise sa voiture « que pour les longs trajets ou pour transporter du matériel lourd ». Équipé d’une parka à capuche et d’un protège-jambes imperméable qui lui donnent, s’amuse-t-il, « l’air d’un cosmonaute », le quinqua sportif brave la pluie glacée des Ardennes et avale « jusqu’à 300 kilomètres par semaine » sur sa bécane « uniquement musculaire ». Héroïque ? D’autres s’y mettent plus tranquillement. Responsable qualité dans une usine à 15 kilomètres de Villers-Semeuse, Grégory Martinez, 48 ans, va certes « bosser en voiture, il faut bien ». Mais cet élu au conseil municipal, « sensible à l’écologie », se rend à la mairie « en trottinette ». Habitant de Charleville et responsable de la petite médiathèque villersoise, Maxime Bergès, 32 ans, délaisse depuis un an sa Mégane pour le « vélotaf au moindre rayon de soleil ». Malgré les bus qui mordent parfois dangereusement sur la voie cyclable, le jeune homme « redécouvre de bonnes sensations » : « Le vélo, c’est la liberté ! » Tiens, tiens. D’une génération à l’autre, les évidences bougent.

Vivre dans la petite cité ardennaise sans conduire ni s’isoler, c’est possible, assure Stéphanie Collard, enseignante à l’école élémentaire des Charmes. La quadra souffre d’une myopie sévère, effet d’une dégénérescence rétinienne, explique-t-elle. Son mari étant aussi « très malvoyant », le couple ne possède ni permis ni voiture. Atypique ici, et alors ? Dans leur maison qui donne sur « les arbres et les oiseaux », Stéphanie se sent bien, « à la campagne ». En quelques coups de pédale, elle se rend à l’école, à cinq minutes de chez elle. En 20 minutes, toujours à vélo, elle rejoint son cours de flûte au conservatoire de Charleville : « Grâce aux nouveaux aménagements, on se sent davantage protégés. Et on est plus nombreux sur les pistes. » Cercle vertueux : vélos et trottinettes font de nouveaux adeptes, toutes classes sociales confondues. Dans le bus numéro 1 qui relie Villers à Charleville-Mézières, un ouvrier carreleur dans la vingtaine, tenue de travail maculée de plâtre, a embarqué sa trottinette électrique. Exemple parfait de ce que les urbanistes appellent l’« intermodalité active », qui consiste à varier les moyens de transport sur un même trajet. Aux abords du chef-lieu, le jeune homme intermodal descend du bus et hop, poursuit prestement son chemin en trottinette… sur le trottoir où, faute de piste cyclable à cet endroit, il se faufile entre les piétons. L’envie est là, la voirie suivra. 

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