Les Clash sentent le tabac froid. Même planté là, au milieu de la Fnac des Halles – ça veut dire au centre de la ville, ça veut dire au cœur de tout, ça veut dire battant trop fort, ça veut dire comme prêt à rompre, ça veut dire à deux pulsations de s’arracher du Grand Paris, ça veut dire ça malgré la foule qui pullule et le plastique brillant de la réédition collector – Jonathan a l’odeur dans les naseaux. Âpre. Aigre. Le bon gros fumet de cigarillos. Les vinyles trônent pourtant à belle hauteur, baignés de lumière, la carcasse tordue du type sur la pochette serrant ses paumes sur le manche d’une guitare dont le corps pointe vers le ciel avec les luminaires du magasin pour seule limite. Et Jonathan qui reste là, tout petit face au rayon, avec l’odeur plein la gueule.

Exactement comme la première fois, lorsqu’il a ouvert le CD pour le glisser dans la fente de l’ordinateur familial. C’est Cédric, sous les lampadaires du parking, qui le lui prête. Il l’a piqué à son père. Brume du matin, grilles de collège, froid dans les mains. Le CD reste toute la journée dans son sac à dos, embaumant lentement les mailles du Eastpak, les salles de classe, le car scolaire qui s’arrête à chaque village, avant de passer le portail et de débarquer dans son salon. Martiale caisse claire. Guitare crispée. Basse ronflante. Voix défouraillée. Et cette odeur qui attrape tout sur son passage jusqu’à la terre humide par la fenêtre, camaïeu de marron fraîchement retourné. Le même relent amer qu’en ouvrant plus tard les magazines de Jean-Yves, qui était devenu papa et puis patron mais qui avait tous les albums et même fait Mai 68, ça voulait dire quelque chose. Ensuite, dans le hurlement du modem, Jonathan, que ses parents prononcent Jonathane – à l’américaine –, se débrouille pour télécharger trois chansons. Trois chansons prêtes à tourner en boucle dans les 128 Mo de son lecteur MP3.

Dans les Grands-Champs, Janie Jones à fond, les écouteurs au plus profond du crâne, le chien cavalant au loin, Jonathan fait tournoyer sa laisse devant son visage comme une chaîne de moto à mille piques. Et les épis de blé valsent dans ses yeux, stroboscope, et la fragrance en maelström, et les nuages qui défilent : un tracteur devenant bolide devenant requin devenant dragon se sculptant la crête jusqu’à dessiner une citadelle en proie aux flammes, une émeute enfin ; gaz lacrymo et barricades. En laissant la laisse décélérer, en respirant le parfum qui se décante, tour après tour, Jonathan voit les hameaux, le clocher d’église, la centrale électrique prête à fermer depuis dix ans et le lotissement neuf qui reste vacant depuis cinq ; progressivement prendre feu. Que du rien. Que du vide. Que ça crame. Dans le lecteur, l’intro de London Calling.

Ici, chaque maison est un huis clos quand vient la nuit. Alors cette joie du rien, cette sentence pleine, cette rage folle dans les oreilles, ça lui parle. Il en veut plus. Pour la musique, Jo’ a sa petite technique dans le Atac du coin. Manche large, regard vide, clef de maison grattant l’antivol. Problème : ils n’y vendent que des tubes. Dans le silence des Grands-Champs, Jo’ rêve de lambeaux, de mollards ravageurs, de gorges se faisant gouffres, du néant pour trône. Il ne sait pas que les briques rouges des banlieues de Londres ont déjà connu le Kärcher. Il ne sait pas que les punks des Halles n’ont plus que leurs 8.6 pour royaume. Il ne sait pas que le mouvement est mort depuis trente ans et que les Clash n’ont guère survécu à l’onde de choc. C’est qu’aucun avis de décès n’a été placardé sur l’affichage municipal, annonçant la fin du No Future. Personne n’a prévenu Jo’. Personne, à part le tabac froid. Dans les écouteurs, Should I Stay or Should I Go prend la relève.

Jo’ ne fera pas comme ses parents, comme le père de Cédric ou comme Jean-Yves. Il ne sera pas de ceux qui restent. Hors de question. Bien sûr qu’il partira. Mais, monter sur Paris quand on vient d’ici, c’est pas un livre. On n’a ni les codes urbains pour se frayer un chemin de foule, ni la force rurale pour escalader la société. Avoir l’identité du vide en partage, ça veut dire pas assez bitume, ça veut dire pas assez boue, ça veut dire à côté de la plaque. Ça veut dire que sa technique ne marchera pas à la Fnac des Halles, ça veut dire que sa veste en cuir La Redoute ne sera pas assez ample, ça veut dire que Jo’ sera emmené dans la petite pièce avec vigiles, ça veut dire qu’il bégaiera, ça veut dire qu’il s’excusera, ça veut dire qu’il partira les bras ballants, Caterpillar béantes, ça veut dire qu’il embrassera le cortège de la rue, le voltage de la ville, ça veut dire qu’il s’y perdra, et que, comme la plupart des gens d’ici, y restera.

Un jour, en arpentant un boulevard haussmannien, le soleil cavalant au loin, Jonathan, qu’il prononce maintenant Jonathan – à l’embauchable –, rappe à voix haute le texte qui tourne à fond dans ses oreilles, faisant tournoyer sa cigarette dans une main comme une kalash qui mitraille sans jamais s’enrailler. Et la ville valse dans ses yeux, stroboscope, et la fragrance en maelström et les nuages qui défilent. Dans une artère parallèle qu’il n’entend pas mais ressent trop, les Gilets jaunes rivalisent de lumière avec les tirs de flashball. À la fin du morceau, en laissant ses mains retomber, en replaçant sa cravate, en respirant le parfum qui se décante dans les vapeurs de pots d’échappement, Jonathan voit là-bas la tour Eiffel, cicatrices de fer rougeoyant fort dans les rayons, progressivement prendre feu. Que ça crame.

Ça veut dire que, même du rien, on ramène quelque chose.

Quelque chose à soi – qui sent encore le tabac froid. 

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