Où les Français vivent-ils aujourd’hui ?

Les Français ne savent plus trop où ils habitent. On leur a d’abord expliqué que la modernité du XXIe siècle, ce sont les métropoles, avant de leur dire que la métropolisation, ce n’est pas bien. Les gouvernements nous laissent toujours penser que nous sommes une France de paysans, donc d’habitants des villages et des bourgs. Mais entre une petite ville dans l’agglomération bordelaise et une petite ville de même taille à la campagne, il n’y a rien de commun. Pour comprendre la réalité territoriale, il faut sortir des oppositions binaires – Île-de-France et province, campagnes et villes – pour rendre compte de la complexité de ce pays qui est aujourd’hui essentiellement urbain, quel que soit le cadre de vie.

Notre représentation du territoire est très sédentaire : on insiste beaucoup sur des éléments comme les lieux, la parcelle, le cadastre, les périmètres. Certes, il y a les lieux, mais il y a aussi les liens, la mobilité et les flux qui échappent à la géographie traditionnelle, aux organisations administratives, aux collectivités territoriales. L’avenir des petites villes ne sera intéressant que si elles arrivent à penser lieux mais aussi liens – et singulièrement leurs liens avec la grande ville d’à côté.

Comment peut-on situer les Français dans l’espace ?

Souvenez-vous de l’affiche électorale de Mitterrand en 1981 : une petite ville de campagne, resserrée autour de son clocher, et le slogan « La force tranquille ». On hésite toujours entre deux représentations : une France rurale et une France urbaine, selon que l’on regarde les territoires ou les individus. Rural, le pays l’est si l’on s’intéresse à sa superficie. Il y a vingt ans, j’aurais dit que cette perception allait disparaître et que le fait urbain allait s’imposer. Ça n’a été pas le cas. Parce qu’il y a toujours du côté des Français une non-appropriation de la société urbaine. Leur idéal, selon les sondages d’opinion, c’est d’habiter une petite ville près d’une grande ville. Ils cherchent un compromis entre les avantages et les inconvénients des deux. C’est pourquoi la plupart des gens qui s’installent dans le périurbain sont contents d’y être. Ce sont des choix.

Les Français se voient-ils encore comme les habitants d’un pays rural ?

Je pense que oui. Dès lors qu’ils sont dans un pavillon, ce qui est le cas des deux tiers d’entre eux, ils disent qu’ils vivent à la campagne. Mais ils ont bien conscience qu’ils ne vont pas traire les vaches le matin. Au quotidien, il n’y a pas grande différence entre ces personnes et un urbain de la ville. Mêmes modes de consommation, mêmes sources d’information, mêmes diversités des pratiques de l’espace. Cette idée est assez vieille. Le sociologue Henri Lefebvre a dit dès 1968 qu’on était tous urbains. En 1994 a paru un article célèbre de Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville » : elle affirmait que la ville traditionnelle, agglomérée, était encore là, mais pas pour grand monde, tandis que l’urbain, lui, était partout, qu’il s’était généralisé.

Alors, où les Français habitent-ils donc ?

Eurostat fait des choses intéressantes en matière de catégorisation spatiale : des carroyages d’un kilomètre carré avec des densités. Pour la France, cela donne trois tiers : un premier tiers d’espaces à forte densité, qui concerne les villes constituées selon la représentation traditionnelle ; un second tiers à densité intermédiaire – les petites villes ou les périphéries banlieusardes des grandes villes ; puis un troisième tiers à faible densité. Disons que le premier tiers correspond à la vraie ville, la campagne à un petit tiers et qu’il y a un gros tiers d’entre-deux – les Allemands parlent de Zwischenstadt, l’« entre-ville » ; les Italiens de città diffusa, « ville diffuse ».

Comment définir une petite ville aujourd’hui ?

Malheureusement, on tombe vite dans la définition en fonction du nombre d’habitants. L’Association des petites villes de France inclut ainsi seulement les communes dont le nombre d’habitants va de 2 500 à 25 000. Mais, en réalité, il faut partir de l’idée de « centralité » : un espace où des gens qui n’y habitent pas se rendent pour trouver ce qu’ils n’ont pas en bas de chez eux. Une petite ville a un supermarché, éventuellement des médecins spécialisés. Une antenne universitaire désigne plutôt une ville moyenne. Cette hiérarchie des centralités n’est pas toujours visible. Popsu compte parmi ses cas d’investigation certains villages ou petites villes « mondialisés », comme L’Isle-sur-la-Sorgue et Roscoff. On le devine quand on y est, mais ce n’est pas une évidence : affaire de liens plus que de lieux !

Les transports sont-ils un critère pertinent ?

Le critère, ce sont les flux. Compter les stocks, c’est-à-dire le nombre d’habitants, ne suffit pas. Des petites villes peuvent avoir un tissu industriel ou commercial fort, avec beaucoup de gens qui viennent y travailler – Vitré en Ille-et-Vilaine, par exemple. Dans un article publié en 1993, j’expliquais qu’il n’y avait pas d’effet automatique lié aux transports, que ce soit le métro, le TGV ou l’autoroute : ces moyens de déplacement ne font qu’amplifier ou accélérer des tendances préexistantes. Une petite ville qui ne va pas bien n’ira pas mieux si on lui amène le TGV. À l’inverse, un enclavement relatif peut être un atout pour une petite ville en lui permettant de rayonner sur son arrière-pays.

Comment caractériser la santé d’une petite ville ?

On a tendance à dire que les territoires qui vont bien sont ceux qui enregistrent une croissance démographique. Dans les départements qui perdent de la population, faut-il alors construire des crèches pour faire venir de jeunes ménages ou bien être hospitalier à l’égard des séniors ? La croissance démographique, c’est la natalité et l’immigration. On dit beaucoup en ce moment que les habitants des métropoles partent pour des villes plus petites. Mais ce type de trajectoire résidentielle a toujours existé. Simplement, il y a en même temps de nouveaux arrivants. Les métropoles sont des lessiveuses, ce qui se voit en particulier au niveau des flux d’étudiants.

Le critère démographique est-il le seul pertinent pour évaluer la santé d’une ville ?

On ne sait pas anticiper une vitalité positive sans croissance démographique. Il faudra l’inventer en définissant d’autres leviers de croissance. Faire avec des situations où, comme à Briançon, le centre se dépeuple alors que les périphéries se développent. Au niveau des régions apparaissent aussi trois France.

Il y a d’abord l’Île-de-France, qui est à part. Puis l’arc Nord et Est, qui va mal, tant dans les métropoles que dans les petites villes : c’est la France industrielle de la houille et du textile. Enfin, l’arc Ouest et Méridional qui, à l’inverse, profite de l’attrait du littoral et d’une dynamique économique. Ses grandes villes vont bien, comme Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier. Et ses petites villes aussi, sous la ligne reliant Cherbourg au Sud lyonnais : Nozay en Loire-Atlantique, Le Porge en Gironde, Foix en Ariège, Martel dans le Lot…

Mais il faut arriver à se dire qu’on peut vivre heureux sans croissance démographique. Lisez La Petite ville de l’anthropologue Éric Chauvier. Il raconte le déclin de Saint-Yriex-la-Perche, dans le Limousin, où il est né. On voit les boutiques fermées, l’effondrement du paysage urbain. Une catastrophe sociale, démographique, économique. Puis un McDo et une micro Fnac arrivent. Tout le monde se réjouit de ces ouvertures, mais elles auront peut-être fait perdre son âme et son identité à la ville.

Qu’est-ce qui s’invente spécifiquement dans les petites villes ?

Quand l’emploi résiste, quand on arrive à attirer des gens, un acteur collectif se crée : il repose sur un mélange d’organisations publiques et privées, de partenaires locaux mais aussi sur des diasporas souvent importantes, même dans les villages. Cette hybridation des ressources est plus simple dans les petites villes. Le maire contacte le chef d’entreprise, appelle un ancien copain de parti, rencontre par hasard une autre personne et voilà que naît un festival des arts de la rue ou de jazz. C’est ce génie des lieux et des liens qui agit, à condition qu’il y ait un terreau, un réseau de sociabilité, de l’interconnaissance à taille humaine. La proximité facilite la confiance. On peut citer l’exemple de la Vendée, de l’axe Arvieu-Digne-les-Bains ou encore de la Vénétie, en Italie… Aujourd’hui, la marge de manœuvre du secteur public réside dans sa capacité à coopérer, y compris avec le privé, sans lequel il n’y a pas cet entrepreneuriat territorial.

Est-ce que les lois de décentralisation ont accru le pouvoir des petites villes ?

Le processus de décentralisation tel qu’il existe actuellement est contre-productif au regard de cette volonté de donner des moyens d’agir aux collectivités territoriales : il leur fait croire qu’elles vont être de plus en plus souveraines, alors que chacune isolément est démunie. Cette forme de décentralisation ne permet pas de sortir des prés carrés du jardin institutionnel à la française. Là encore, le privé et le semi-public s’en tirent mieux. Le théâtre d’Angoulême et le théâtre de Bordeaux se parlent plus facilement que les élus. Les loisirs, la santé, la culture ou la formation ont la faculté de se mettre en réseau. Le small is beautiful fonctionne bien, mais pas dans l’autarcie : dans la connexion avec l’extérieur.

Je pense aussi à l’idée, portée par l’« architecte forain » Patrick Bouchain, des équipements ambulants et autres services itinérants. La petite ville ne peut pas offrir une animation en permanence. D’où cette idée d’intensité éphémère, avec, par exemple, le marché du samedi matin, mais aussi la venue de commerces mobiles deux fois par semaine. On doit alors s’intéresser aux rythmes urbains. Il faut développer une vision différente de cette société périurbaine qui trouve un équilibre entre la tranquillité et l’intensité. Sujet plus sensible encore dans les petites villes touristiques, dont la vie est structurée par le tempo des pulsations touristiques.

Quel est l’enjeu pour ces petites villes ?

Je défends l’idée de compromis. La ville idéale n’existe pas. On veut tout et son contraire. Les commodités de la grande ville, mais la tranquillité de la petite ville. Du vert pas loin, mais aussi des espaces publics animés. Je trouve intéressant que chaque strate de la ville, chaque agencement spatial, propose son compromis. Y compris entre proximité et connexité. À l’heure de la transition écologique, si on ne met pas la mobilité dans l’équation, la promotion de la petite ville ne tient plus. Quand on a accès à tout en bas de chez soi, le foncier est cher. Quand on a accès à la même chose en se déplaçant, le foncier n’est pas cher, mais la mobilité devient coûteuse. Or, aujourd’hui, les grandes villes sont les seuls espaces à voir se déployer des solutions inventives dans ces domaines. Ailleurs, on ne sait rien dire de plus que : la voiture, ce n’est pas bien ! Il y a donc un enjeu majeur à penser de nouveaux modèles de mobilité dans ces territoires. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO& IMAN AHMED

 

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