« On est dans un pays libre, bordel ! »
Dans ses romans, l’auteur des Lisières (Flammarion, 2012) et de Peines perdues (id., 2014) mêle souvent l’exploration des failles intérieures de ses personnages à celle des fractures de notre société. Dans Une partie de badminton, qui vient de paraître, il est notamment question d’un projet immobilier, à Saint-Malo, visant à transformer un ancien terrain de camping en complexe hôtelier de luxe. Les riverains, pour des raisons sociales et environnementales, s’y opposent et sont bien décidés à faire entendre leur voix, quitte à braver les autorités. Extrait.Temps de lecture : 6 minutes
Sur le chemin du retour, Paul ralentit aux abords du camping. La vache. C’était quoi ce bordel ? Un remake breton de Tian’anmen ? Anne-Marie Desiles se tenait devant un engin de chantier moteur en marche, les bras écartés. Le type au volant faisait rugir les chevaux, tentait des esquisses de manœuvres, déplaçait son monstre comme il pouvait, un petit coup à gauche un petit coup à droite, dans l’espoir d’entrer sur la parcelle sans écraser la manifestante ou de la convaincre de s’éloigner. La prof d’espagnol à la retraite suivait scrupuleusement le mouvement de l’engin. Derrière la pelleteuse une dizaine de camions du même genre, orange et siglés Caterpillar, faisaient la queue et commençaient à créer un sacré embouteillage. En retrait, une vingtaine de riverains occupaient le terrain toutes banderoles brandies. Protection du littoral. Non aux travaux. Acte de vente illégal. Mairie = corruption. Hulot avec nous. Planqué derrière les haies Paul photographia la scène. Il voyait déjà la une de L’Émeraude dans trois jours. Et la gueule du maire. D’ici là il aurait sûrement envoyé les flics. Pedretti lui avait dit que c’était pour aujourd’hui même mais Paul avait du mal à le croire. À Notre-Dame-des-Landes ça avait duré des années, et finalement le projet d’aéroport avait été abandonné. De toute façon il doutait que ses anciens voisins aient dans l’idée de s’installer définitivement sur le terrain qu’ils défendaient. Mais il pouvait se tromper. Soudain, au moment même où le conducteur de l’engin tentait une nouvelle fois d’intimider son opposante, il vit débouler une voiture de police. Quatre types en sortirent et hurlèrent aux manifestants d’arrêter les conneries et de dégager sur-le-champ. Tout le monde allait finir au poste. Il leur suffisait d’appeler des renforts et en dix minutes tout serait réglé, on allait quand même pas en arriver là, merde. Paul mit son iPhone en position vidéo pour ne pas en perdre une miette. Les manifestants se jaugeaient. Ils avaient l’air dépassés. Mais décidèrent d’agir à leur manière. Sans répondre. Juste en s’étendant dans l’herbe, les bras le long du corps, les dents serrées. Les flics firent crépiter leurs talkies-walkies. Dix minutes s’écoulèrent sans que rien se produise. Dans la rue, c’était un foutu concert de klaxons. Un gigantesque bouchon s’était formé dans les deux sens. Ça devait continuer comme ça capot contre capot jusqu’à la digue, peut-être même jusqu’à la vieille ville. Un camion, sirène hurlante, parvint à se frayer un chemin. Les mecs rigolaient pas. Boucliers, matraques, lacrymos, tasers, casques à visière. Du genre à lancer l’assaut face à de dangereux terroristes ou une armée de black blocs. Leur chef demanda au conducteur de la pelleteuse de reculer pour dégager la voie. Le type au volant devait avoir une vingtaine d’années. Il était pâle et paniqué. Personne ne sut jamais comment il fit son compte. Au lieu de reculer, son engin bondit en avant et percuta Anne-Marie Desiles, qui s’écroula en hurlant. Les flics n’y portèrent aucune attention. Entrèrent en meute sur le terrain et entreprirent de traîner tous ces pauvres gens comme des sacs de pommes de terre. Paul entendit leurs dos racler le sable, le bitume des allées, leurs crânes cogner contre le sol. Tout le monde hurlait, se débattait. À côté de lui se tenait Duval, le type qui avait racheté leur maison, dentiste de son état, rugbyman à ses heures et passionné de kitesurf. Il était venu en curieux, un rictus indéchiffrable aux lèvres. Tout ça avait l’air de le réjouir. Paul ne savait pas de quel côté il était mais il lui confia son téléphone et lui demanda de continuer à filmer.
– Avec plaisir, répondit Duval.
Paul courut jusqu’à l’engin de travaux. Le conducteur était accroupi auprès de la mère Desiles, les larmes aux yeux. Répétait qu’il était désolé, lui demandait si elle avait mal et où.
– Ma jambe. Ma hanche. Mon dos. Partout.
Paul s’approcha et ils se mirent à deux pour la relever. La pauvre grinça à chaque étape.
– J’ai quelque chose de cassé.
– Je suis garé pas loin. Vous croyez que vous pouvez marcher un peu ? Que je vous emmène à l’hosto.
Elle le regarda l’air impuissant. Non elle ne pouvait pas. Sa jambe gauche ne répondait plus. Paul emprunta le téléphone du conducteur et appela le Samu. Le temps que les secours se pointent, deux autres camions des forces de l’ordre étaient arrivés et les flics hurlaient aux manifestants de se relever. Ils étaient tous allongés sur le trottoir maintenant, le long de la route, immobiles et toujours muets. Le dentiste les filmait comme un cameraman survolté. Envoyait chier les uniformes qui lui ordonnaient de cesser immédiatement, leur gueulait qu’on était dans un pays libre bordel, qu’il filmait ce qu’il voulait quand il voulait. L’ambulance du Samu finit par apparaître. Les brancardiers embarquèrent Anne-Marie Desiles et Paul récupéra son téléphone. Immédiatement après, le dentiste s’allongea auprès des autres.
– Qu’ils essaient de m’embarquer, tiens.
Mais les flics n’essayèrent même pas. Une fois tous les engins de chantier rentrés sur le terrain, les trois camions quittèrent les lieux avec leur troupeau de flicaille. Seuls les quatre du début restèrent sur place pour monter la garde. Un premier manifestant se releva. Puis les autres. Et Paul les vit s’éloigner en boitant, couverts d’éraflures, vociférant qu’ils avaient perdu une bataille mais pas la guerre.
Une partie de badminton © Flammarion et Olivier Adam, 2019
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