Les Gilets jaunes et le soutien important qu’ils ont eu dans la population française sont l’expression d’un malaise et d’une colère profonds d’une partie des Français. Sentiment de n’être ni entendus, ni compris, ni même parfois tout simplement considérés comme faisant partie de la population par un pouvoir jugé technocratique et arrogant, donnant l’impression de prendre des décisions selon une logique de « tableau Excel » davantage qu’en étant immergé dans la vraie vie ; on est là au cœur du déni de représentation. Intériorisation très vive de la bipolarisation croissante du marché du travail enfermant ceux qui ne sont pas du côté des « bons emplois » dans une absence totale de perspective positive pour eux ou leurs enfants – rupture de l’ascenseur social – et une forme de précarité. Sentiment également très important que les inégalités sont de plus en plus répandues et fortes, et ressentiment accru. Mesures fiscales venant apporter un tour de garrot supplémentaire à une partie de la population tributaire de la voiture et déjà en grande difficulté de pouvoir d’achat. En cette rentrée 2019, tous ces éléments sont loin d’avoir disparu. Au mieux ils se sont atténués, au pire ils couvent encore. Mais le point le plus remarquable est peut-être de voir combien rarement un mouvement social aura eu autant d’effets politiques profonds et sans doute durables sur la conduite des affaires publiques.

D’abord – faut-il le rappeler ? –, les mesures annoncées le 10 décembre 2018 en pleine crise des Gilets jaunes, puis le 25 avril 2019 à l’issue du Grand Débat, correspondent à une inflexion majeure de la politique économique du gouvernement. À la fois en raison de leur importance – près de 20 milliards d’euros –, mais aussi parce qu’elles traduisent un véritable acte II du quinquennat : la première phase était probusiness et largement favorable aux entreprises et aux investisseurs ; l’acte II remet davantage le curseur du côté des consommateurs et de leur pouvoir d’achat. De ce point de vue, les Gilets jaunes ont créé un changement de politique économique qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le tournant de 1983-1984, même s’il n’a pas été mis en scène de manière analogue.

Le deuxième effet de ce mouvement social est d’avoir fait prendre conscience au gouvernement du caractère incontournable de la crise de la représentation qui traverse depuis longtemps notre pays. Jusqu’au Grand Débat, l’exécutif entendait répondre à la défiance grandissante des Français à l’égard de la politique en jouant principalement sur le levier de l’efficacité. Il fallait réformer vite et fort pour produire des résultats concrets et restaurer ainsi une relation dégradée. Depuis les Gilets jaunes, l’exécutif a compris que cela ne suffisait pas et qu’il fallait consulter en permanence les Français. Non seulement sur l’environnement, avec la mise en place d’une conférence citoyenne, mais aussi sur les retraites, ce qui constitue une surprise en cette rentrée, et, de manière générale, on l’a compris, sur tous les grands sujets. Ce n’est finalement rien d’autre qu’un retour aux sources de la promesse de campagne d’Emmanuel Macron : débloquer le pays en « changeant la manière de faire de la politique et en s’appuyant sur la société civile ». Un volet tellement ignoré durant les 18 mois du quinquennat qu’il a largement contribué à la révolte des Gilets jaunes, au moins autant que le contenu des mesures prises. Reste évidemment à savoir s’il s’agit là d’une simple posture ou si, véritablement, ces consultations se traduiront d’une manière concrète dans les politiques publiques. Le chef de l’État, tout en réaffirmant sa volonté réformatrice, semble en tous les cas convaincu qu’il est nécessaire de changer de méthode. 

Le troisième effet, qu’il faudra également juger dans la durée, concerne spécifiquement la communication présidentielle. Dès le 10 décembre, Emmanuel Macron a procédé à un mea culpa quasi sans précédent dans la bouche d’un président de la République, reconnaissant qu’il avait pu « lui arriver de blesser certains Français par ses propos ». Et depuis cette date et le Grand Débat, il est clair que le chef de l’État prend bien garde à ne pas user de ces « petites phrases » qui donnaient le sentiment aux Français d’une morgue insupportable et qui ont considérablement abîmé son image.

Le quatrième effet de cette crise est d’avoir modifié les représentations et le statut de la violence en France. D’abord parce que ces violences, tant matérielles qu’humaines, ont été très fortes, très médiatisées et réelles, tant du côté des Gilets jaunes que de celui des forces de l’ordre. La période reste ainsi marquée par un climat quasi insurrectionnel, générant autant d’espoir chez certains que d’angoisse chez d’autres. Ensuite, parce que jusqu’à 21 % des Français ont considéré en janvier qu’il était normal d’avoir recours à la violence pour défendre ses intérêts, niveau qui a atteint 30 % chez les moins de 35 ans, 47 % chez les sympathisants FI et 35 % chez ceux du RN ! Ce chiffre a ensuite plutôt décru, mais il constitue un fait majeur. La poursuite de certaines de ces violences jusqu’à aujourd’hui, par exemple sous la forme de destructions de permanences d’élus de la majorité ou d’intrusions à leur domicile, montre que des individus se sont sentis légitimés et libérés dans l’usage de la violence à l’occasion du mouvement, avec le soutien ou l’indifférence d’une partie importante de la population. Il y a donc là un tournant dans le rapport de la société à la violence, amorcé depuis 2013 et désormais amplifié.

Enfin, le cinquième effet est que cette crise constitue un marqueur durable de division entre les Français : selon que vous vous déclarez proche ou éloigné des Gilets jaunes, tout vous oppose, et cela avec une rare intensité. La traduction électorale de ce clivage est à elle seule révélatrice : 38 % de ceux qui se disent proches du mouvement ont voté aux européennes pour la liste RN et même 48 % de ceux qui se disent « très proches » ; 37 % de ceux qui se disent éloignés ont à l’inverse voté pour LREM. 

Pour ces cinq raisons et bien d’autres encore, les Gilets jaunes ont durablement marqué la société et notre vie politique. 

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