Si l’on en croit les traités de blason et les manuels d’iconologie compilés à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, chaque saison possède sa couleur emblématique. Ces ouvrages, qui eurent longtemps une influence considérable sur la création poétique et artistique, se plaisent à établir des correspondances entre les couleurs et différents éléments tels que les planètes, les métaux, les pierres précieuses, les âges de la vie, les signes du zodiaque et les saisons. Si tous les auteurs s’accordent pour affirmer que le printemps est vert, l’été rouge, l’automne jaune et l’hiver noir, peu nombreux sont en revanche ceux qui donnent les raisons d’une telle palette.

Pourquoi l’hiver est-il noir ? Certains soulignent que, pendant cette saison, les nuits sont plus longues que les jours, et que l’obscurité l’emporte sur la lumière. D’autres affirment que l’hiver a un effet néfaste sur les humeurs et provoque un excès de bile noire, c’est-à-dire de mélancolie. D’autres encore, plus nombreux, font un rapprochement avec les quatre âges de la vie : de même que le printemps correspond à la jeunesse et est « rempli de verdeur », l’hiver, lui, est associé à la vieillesse et, comme elle, représente un temps de souffrance, de tristesse et de malheur. Avec l’hiver, qu’il s’agisse de celui de la nature ou de celui de la vie, la mort n’est plus très loin. Or, en Occident, la mort a une couleur, une seule : le noir.

Pendant l’hiver, les affres du climat prennent le pas sur la crainte des ténèbres

Ces correspondances disparaissent à l’époque des Lumières. L’hiver change alors de couleur : de noir il devient blanc. À la nuit et à la misère succède désormais le froid. Ce blanc est en effet celui de la glace et de la neige, que l’on peut voir dans la peinture de paysage et la représentation des saisons. Contrairement à une idée reçue, les sociétés anciennes savaient mieux lutter contre le froid que contre les grandes chaleurs, du moins en Europe. Par là même, ce qu’elles redoutaient surtout dans l’hiver n’était pas tant la température glaciale que l’absence de lumière. Les ténèbres leur rappelaient le diable, l’enfer et la mort à venir. Cependant, au XVIIIe siècle, l’obscurité est partout en recul, pas seulement dans les esprits, mais aussi dans la vie quotidienne : les portes et les fenêtres s’agrandissent, l’éclairage s’améliore, son coût diminue ; on voit mieux les couleurs et on leur accorde plus d’attention. Le noir en est la première victime : il ne fait plus peur. Pendant l’hiver, les affres du climat prennent le pas sur la crainte des ténèbres, au point que la mauvaise saison finit par changer de couleur : elle devient blanche, comme la neige.

À la nuit et à la misère succède désormais le froid

Le blanc était depuis longtemps la couleur du froid, mais ce qui constitue une nouveauté à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est le choix du bleu pour l’accompagner dans ce rôle, et même le devancer. La cartographie est la première à porter témoignage d’un bleu froid, et même très froid : dès 1780-1800, sur certaines cartes aquarellées des régions de montagne, les glaciers sont indiqués en blanc et le cœur de ces mêmes glaciers, en bleu. Pour exprimer le froid, le bleu est ici devenu un au-delà du blanc, un « super-blanc » en quelque sorte. Cet usage a perduré et s’est peu à peu étendu à d’autres domaines. De nos jours, par exemple, l’intérieur de nos réfrigérateurs est blanc afin de traduire l’idée de froid (et d’hygiène), mais le freezer est souvent bleu, couleur du « super-froid ».

Couleur froide, le bleu est également devenu, plus récemment, une des couleurs de Noël. Cela peut paraître surprenant, mais j’en ai eu confirmation le 21 décembre 2018 en allant faire une conférence en banlieue parisienne, par un sombre soir d’hiver. Sur la grande place de la ville, j’ai pu lire une étrange banderole : « Rendez-nous les vraies couleurs de Noël. » Cette requête, inscrite en capitales maladroites sur un support textile, ne s’adressait pas à moi mais à la municipalité. Noël était proche, et une fort belle décoration avait été installée tout autour de la place : quatre sapins géants, des guirlandes lumineuses, des couronnes imposantes, des boules de différentes tailles et même deux faux bonshommes de neige coiffés d’un chapeau haut de forme et armés d’un balai. Or, ce qui me frappa au premier regard, ce fut l’absence des couleurs traditionnelles de Noël : le vert, le rouge, le doré. Rien de tel ici, la palette était autre : du blanc, du bleu, de l’argenté. Les sapins n’étaient pas de vrais sapins, mais des fac-similés géants en plastique blanc ; les guirlandes avaient la couleur de l’argent ; les couronnes et les boules étaient bleues, d’un bleu clair, métallique, glacé.

Les couleurs n’étaient plus celles d’autrefois : moins de rouge, plus de bleu ; moins d’or, plus d’argent

À dire vrai, une telle mise en scène ne m’étonna qu’à moitié. Depuis quelques années, j’avais observé que les décorations de Noël délaissaient fréquemment le rouge et le vert pour le bleu et le blanc, et qu’au doré on préférait désormais l’argenté. Il suffisait pour s’en rendre compte de parcourir les rayons des grandes surfaces tout au long de décembre : les couleurs n’étaient plus celles d’autrefois : moins de rouge, plus de bleu ; moins d’or, plus d’argent. Passe encore pour cette dernière inversion, l’argenté pouvant à la rigueur remplacer le blanc, comme en héraldique ; mais faire du bleu une couleur de Noël me semble artificiel et quelque peu « bling-bling », comme si on avait placé l’été au début de l’hiver et, au Noël des petites gens, substitué celui des parvenus. La quête mercantile de la nouveauté et le rejet idéologique des traditions paraissent ici s’être associés pour changer des couleurs festives venues de fort loin. 

« Le bleu de l’hiver », version abrégée de l’article initialement paru dans Zadig, n4, hiver 2019-2020

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