Un homme costumé en Pierrot agonise. On l’a transpercé d’un coup d’épée lors d’un duel au milieu d’un paysage glacial. Les arbres y sont effeuillés par la rudesse du climat. Voilà l’un des tableaux les plus célèbres du Second Empire, une œuvre vedette, sans cesse commentée, beaucoup reproduite, achetée à prix d’or aussi – en l’occurrence par le duc d’Aumale, pour 20 000 francs (plus de dix ans de salaire d’un ouvrier de l’époque). Le tout-puissant auteur de théâtre et critique de l’époque Edmond About constate devant le tableau : « Il fait froid, ce froid triste qu’on rencontre le lendemain d’un bal. Les allées du bois de Boulogne sont drapées d’une tenture de neige. » L’hiver sert de décor, donc, et il y a d’abord à cela une raison historique. L’auteur, Jean-Léon Gérôme, s’est inspiré d’un fait divers qui eut lieu en cette saison : deux hommes politiques, le député Deluns-Montaud et le futur préfet de la Seine Symphorien Boittelle réglèrent un différend les armes à la main avec un tel empressement qu’ils ne prirent même pas le temps d’ôter l’accoutrement qu’il portait lors d’une fête. Ici, le vainqueur qui s’éloigne accompagné de son témoin est habillé en Indien. Il a quelques plumes sur la tête, ce qui contraste absurdement avec l’environnement gelé.

Le noir pèse lourdement sur les gens

Mais si l’hiver sert de décor, c’est encore et surtout pour des raisons symboliques. La teneur de cette saison à Paris dans les années 1850 n’a guère de rapport avec ce que l’on connaît désormais. La ville connaissait sa métamorphose haussmannienne, certes ; il n’empêche : les températures étaient souvent très basses et se chauffer difficile. Le 6 février 1857, dans la capitale, la température plonge à - 7 degrés, et l’atmosphère s’avère d’autant plus sinistre que les éclairages de l’époque peinent à percer l’ombre. Le noir pèse lourdement sur les gens. Cela dure 12, 14, presque 16 heures par journée. Dans son « Chant d’automne », paru à la même période, Baudelaire insiste sur l’horreur tragique de cette extinction lumineuse : « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; / Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! » On l’a compris : l’hiver est un tombeau.

C’est un monde de rêve, de théâtre et, plus encore, de fantômes qui se déploie là

Ce lieu commun prend avec Gérôme une extraordinaire dimension picturale. Des frimas laissent deviner une calèche au loin, et on observe au premier plan des foulées fraîches imprimées dans la neige, là où gît la lame abandonnée du gagnant. Elles sont l’indice du combat récent. L’homme défait grimé en Pierrot, lui, est bardé d’un costume au diapason du givre. Le teint cadavérique de son visage statufié annonce le pire. Ces gammes chromatiques blafardes permettent évidemment de laisser éclater, par contraste, la tache de sang rouge qu’examine un homme habillé en mandarin chinois – peut-être un médecin. C’est un monde de rêve, de théâtre et, plus encore, de fantômes qui se déploie là. Dernière piste d’interprétation, enfin : on pense au carnaval devant ce singulier spectacle. Or, le carnaval est justement une fête qui consacre la bascule des mois rigoureux vers la douceur du printemps dans une atmosphère de gaieté et de bombance. Il n’est pas interdit d’imaginer que ces deux duellistes ont abusivement festoyé et beaucoup bu avant leur mortel affrontement. Peut-être l’ivresse les a-t-elle hâtivement poussés à ce dénouement funèbre. Le tableau n’en devient que plus tragicomique. Plus mordant. Comme l’est souvent l’hiver… 

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