Les progrès décisifs de la météorologie sont issus des besoins de planification des opérations militaires de la Seconde Guerre mondiale. Le succès du débarquement allié en Normandie en juin 1944 est lié au fait que, sur le conseil de son équipe de météorologues qui disposaient des données des stations météo basées au Groenland pour observer les circulations d’ouest, le général Dwight Eisenhower différa l’assaut amphibie du 5 juin, jour où était prévue une tempête sur la Manche, au 6 juin, dont le temps était annoncé plus calme.

La défaite allemande de Stalingrad, le 2 février 1943, donc en plein hiver, résulta à la fois de l’éloignement excessif de la VIe armée de von Paulus et de la progression de deux armées soviétiques empruntant la Volga gelée par le nord et par le sud afin d’emprisonner l’adversaire dans une ville en ruine. Le chef d’état-major soviétique, le général Joukov, sut exploiter un hiver enregistré comme le plus froid depuis 1850 en Europe orientale (jusqu’à - 35 °C). Le matériel russe – moteurs et largeur des chenilles – et les uniformes étaient mieux adaptés à cette rigueur que ceux de l’adversaire. L’hiver de 1942 aura contribué à stopper l’avancée nazie ; il a été célébré comme le grand allié de l’état-major russe.

 

Le Général Givre : mythe de 1812 et de 1916

Le fait que Napoléon ait été vaincu en Russie par le « général Hiver » fait partie des mythes de la Grande Armée. Il a été formulé par Napoléon lui-même dans Le Mémorial de Saint-Hélène. Le 29e bulletin de la Grande Armée (17 décembre 1812), qui révéla aux Français l’ampleur du désastre, l’attribuait au froid glacial de l’hiver russe. La chronologie indique toutefois que la Grande Armée avait déjà perdu la moitié de ses effectifs dans les deux premiers mois de l’invasion. La bataille de Borodino, sur la route de Moscou, eut lieu le 7 septembre 1812 et la retraite commença le 19 octobre, avant les premiers froids de fin octobre et la première neige du 5 novembre, date à laquelle la Grande Armée était déjà réduite au quart de son effectif initial. La Bérézina fut franchie du 26 au 29 novembre par une armée affamée et accablée par la neige et le harcèlement des cosaques. L’imagerie populaire n’a retenu que ces trois dernières semaines d’une campagne de six mois.

« Envahissez mon pays, je vous raserai et vous enterrerai dans la neige, petit singe. »

Et l’adversaire anglais s’en est immédiatement emparé. Le caricaturiste William Elmes publia en décembre 1812, dans la revue pamphlétaire du libraire anglais Thomas Tegg (1776-1845), un dessin à charge représentant le « General Frost rasant le petit Boney », surnom attribué à Napoléon Bonaparte. Le mot frost peut se traduire par « givre », « gel », « froid ». Boney le supplie : « Mes dents claquent, je suis tout à fait abattu. » Frost réplique : « Envahissez mon pays, je vous raserai et vous enterrerai dans la neige, petit singe. »

La caricature anglaise fut reprise en France par Le Petit Journal illustré, en janvier 1916, sous le titre « Le général Hiver » à propos des difficultés de l’armée allemande sur le front russe. « Le général Hiver est un personnage symbolique ; mais ce n’en est pas moins un terrible personnage, peut-on lire. Les Allemands en Russie sont en train d’en faire l’expérience. Le général Hiver est un stratège dont les combinaisons sont irrésistibles. À toutes les époques où la Russie fut envahie, le général Hiver a été son sauveur. Les Russes ont toujours eu en lui une confiance qui ne s’est jamais démentie et que les événements ont justifiée. » Et plus loin, le journal ajoute : « Allons, le général Hiver accomplit de la bonne besogne. Il en fera de meilleur encore au fur et à mesure que s’avancera la saison des frimas. Le général Hiver est un bon allié des Alliés. Salut et gloire au général Hiver ! »

 

La guerre du froid en Ukraine : réalités de 2015-2023

Fort de telles références historiques, même mythifiées, le Kremlin n’allait pas se priver d’utiliser l’hiver – le froid et la peur du froid – pour tenter d’effrayer ses adversaires.

En Ukraine, le bombardement méthodique des transformateurs électriques et des réseaux de chaleur par l’artillerie russe, avec l’appui des techniciens russes de l’énergie, visait à démoraliser la population urbaine. Rappelons ici que ce type d’attaques avait commencé le 23 décembre 2015 : pour la première fois dans l’histoire, une population civile d’environ 230 000 personnes avait été privée d’électricité à cause d’une cyberattaque contre les systèmes d’information de trois sociétés de distribution d’énergie dans trois oblasts (Kyiv, Ivano-Frankivsk à l’extrême-ouest du pays et à Tchernivtsi). Cette attaque a pu être attribuée au groupe de « hackers patriotes » Sandworm, soutenu par le Kremlin. Avec une réplique en 2016. Depuis lors, adossées à une forte ingéniosité technologique, les sociétés attaquées ont pu se préparer au pire et équiper le système électrique ukrainien de telle manière qu’un arrêt des circuits digitaux puisse être pallié par une remise en route manuelle.

Que Napoléon ait été vaincu par le « général Hiver » fait partie des mythes

En Europe, la suspension de la majorité des livraisons de gaz russe a été décidée par Gazprom en septembre 2022, comme tentative de pression psychologique sur l’opinion publique européenne en prévision de l’hiver et sur l’appareil industriel allemand et italien. Là encore, la solidarité européenne s’est accompagnée d’une réflexion sur les dépendances et la sobriété énergétiques. Et il se trouve que l’hiver 2022-2023 est plus clément que la normale, sur une large partie de l’Europe, dont l’Ukraine, avec une probabilité assez marquée que les températures se retrouvent globalement au-dessus des moyennes de saison.

La conduite de la guerre consiste à faire du milieu naturel son allié : topographie et hydrographie, végétation et climat. Lorsque l’armée russe, attaquée par les forces ukrainiennes à Kherson, ville située sur la rive droite du Dniepr, donc sur sa rive occidentale, a dû quitter la seule capitale régionale conquise depuis l’offensive du 24 février 2022, on diagnostiqua un échec. Mais en se repliant sur la rive gauche, sur la rive orientale du Dniepr, l’armée russe s’est durablement renforcée car le fleuve, large de 1 200 mètres, devient un obstacle à la poursuite de l’avancée ukrainienne. Les rares ponts – le pont principal d’Antonivka mesure 1 366 mètres – ont d’ailleurs été détruits. Le lac de barrage de Kakhovka, à hauteur de la centrale nucléaire de Zaporijjia, le cours inférieur du fleuve et le delta forment une barrière de près de 300 kilomètres. Et les étendues de steppe sont un terrain dégagé où l’ennemi est visible de loin, mais qu’il faut creuser de lignes de défense et de tranchées en cas de franchissement audacieux du fleuve par l’adversaire.

En Ukraine, de climat continental, l’hiver dure quatre à cinq mois

Les combats qui vont reprendre au printemps 2023 auront donc lieu plus au nord, là où la ligne de front ne s’appuie plus sur le fleuve. Et là, la végétation plus boisée offre des couverts pour l’artillerie. Dans la zone deltaïque du Dniepr, à l’extrême sud, les forces spéciales ukrainiennes tentent des raids servis par les moyens amphibies fournis par leurs alliés. Si le contournement réussissait, la Crimée annexée en 2014 serait à portée des forces ukrainiennes, avec un fort impact politique à Moscou. Pour les contrer, l’armée russe a dépêché une unité spécialisée, la 80e brigade arctique prélevée sur la flotte du Nord, force entraînée à combattre dans le froid et l’humidité.

En Ukraine, de climat continental, l’hiver dure quatre à cinq mois, avec une moyenne de 2 °C en novembre et mars et de - 2 °C de décembre à février. La neige tombe en moyenne soixante jours sur Kyiv. Le mois le plus froid est janvier. Les conditions sont habituellement plus rudes sur le nord et l’est du pays durant la saison hivernale, ce qui coïncide avec la zone occupée actuellement par l’armée russe. En février 2023, il fait entre - 1 °C et - 9 °C à Kyiv et entre - 4 °C et - 13 °C à Donetsk.

La période d’hiver a permis aux deux adversaires de reconstituer leurs forces et leurs lignes de défense

Sur le terrain militaire, les deux adversaires ont la même expérience des rigueurs de l’hiver et des contraintes des saisons intermédiaires humides. Ils sont dans la même situation climatique mais ne disposent pas des mêmes moyens matériels pour y répondre. Les soldats ukrainiens disposent d’équipements fournis par leurs alliés des pays à climat froid (Norvège, Finlande, Lituanie, Canada). Le Canada a livré un demi-million d’uniformes d’hiver ; des uniformes, des générateurs mobiles et des tentes ont été fournis à 200 000 soldats et les résidents locaux fabriquent des bougies de tranchée en paraffine pour éviter l’hypothermie et les engelures. Et les civils ukrainiens ont remis en marche leurs vieux poêles à bois. Avant et après l’hiver, la raspoutitsa (« boue des chemins », en russe), nommée bezdorizhzhia (« absence de routes ») en ukrainien, est provoquée par les pluies d’automne et la fonte des neiges au printemps, qui transforment pendant plusieurs semaines les terrains plats en lacs de boue et entravent le camp qui doit avancer ou se replier. Elle obligea au printemps 2022 les convois russes à se regrouper sur les routes asphaltées, devenant une cible visible.

La période d’hiver a permis aux deux adversaires de reconstituer leurs forces et leurs lignes de défense et de préparer leurs plans d’offensive et de contre-offensive. Pause relative, car les combats n’ont jamais cessé sur la ligne de front du Donbass et vont brutalement s’intensifier à partir du 24 février 2023, au premier jour de l’an II de la guerre d’agression russe contre la nation ukrainienne. Ne nommons pas cette date funeste un anniversaire ! 

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