Je suis né poétiquement en Belgique avec la pop des sixties mais j’ai été nourri par un catalogue de disques qui s’appelait Folkways, une véritable collection d’enregistrements traditionnels et contemporains de partout dans le monde. Dylan s’en est inspiré, même Woody Guthrie, qui était faussement hobo, itinérant et pauvre. Ils prônaient tous deux une chanson un peu ouvriériste, engagée. Depuis lors, je me suis juré de m’engager dans un récit crédible de portraits. Mes chroniques, ce n’est pas moi. Dylan, ses récits sont devenus autobiographiques, mais il a fait des chroniques comme Ballad of Hollis Brown. Est-ce une chanson engagée ? Non. C’est une chanson sur une banlieue infecte où les enfants ont du mal à sourire. Est-ce un engagement ? Non. C’est un récit. Je contribue à ça, à un récit des choses que je vois. Si l’engagement politique c’est donner une opinion, hurler au vent avec une guitare, très peu pour moi. Je considère qu’il y a une certaine exigence de qualité à avoir, c’est la beauté qui est révolutionnaire. J’emprunte aux autres et je rajoute des couplets. Mireille, par exemple, c’est une histoire misérable, une de celles qui se racontent dans les cafés. Peut-être pas engagée mais c’est une chanson sociale. Tout comme Bébé éléphant, « j’ai perdu ma tribu », autrement dit : je suis quoi ? je suis qui ? je suis où ? 

Je suis un militant poétique. Je trouve donc qu’il y a un soin à apporter à l’imaginaire mais aussi à la musique qui l’accompagne. Il faut qu’elle soit mémorisable pour qu’on puisse me chanter. J’ai certes aussi chanté des chansons difficiles, punk, où je parle de Stammheim qui était la prison dans laquelle était enfermée la bande à Baader. J’ai eu des périodes de rage, je hurlais : « Vengeance ! », j’étais dans un état dangereux. Je crois que ça m’a coûté dix ans de carrière. 

Puis j’ai vécu autrement, sur une péniche. C’était un engagement. Je trouvais que les choses étaient allées trop vite, j’étais trop jeune. Ma maison de disques voulait que je sois plus Renaud que Renaud, une espèce de poulbot un peu rebelle, et ça ne m’a pas plu. J’ai voulu me nourrir d’autre chose et faire des expériences. Quand on est marinier d’opérette, il faut connaître tous les métiers. J’ai donc épousé la ferraille sur cette péniche. J’ai créé l’ABEIL (Association à But Essentiellement Instructif et Ludique) qui créait du lien social. Je n’y voulais pas d’artistes ! C’était un engagement qui se dissociait de l’engagement artistique. Je me sens d’ailleurs plus engagé dans ma vie citoyenne que dans ma vie artistique.

Si la chanson Bruxelles a eu une forte résonance après les attentats de mars 2016, elle a pourtant été écrite en 1973. « Une guerre qui est toujours à faire », des mots exaspérés. Cette chanson a été écrite pendant une période de tension terrible, le terrorisme n’est pas une invention des islamistes. C’était l’après-68, l’époque de la bande à Baader, de l’attentat de Bologne, des mouvements autonomistes et d’Action directe. J’avais aussi une rage en moi. J’y chante : « ministère de la bière » – à l’époque on disait « les hommes se droguent, l’État se renforce », c’est pareil pour l’alcool. Et la ville même de Bruxelles est violente, son architecture est assassine. On parlait déjà à l’époque de mafia en col blanc en observant les institutions européennes. Je suis d’une génération à la conscience protéiforme, elle n’est pas seulement de gauche, de droite… L’engagement se doit d’être subtil, c’est la raison pour laquelle je n’aime pas la chanson engagée politiquement au premier degré. Ça n’a jamais vraiment fait une chanson, c’est compliqué à comprendre mais encore plus à chanter… J’ai donc comme travail de rendre subtiles des pensées qui parfois peuvent être grossières.

Bruxelles a depuis été reprise par Bashung pour qui c’était une chanson d’amour, Calogero, Raphael, et le propos n’est plus forcément le même. Mais c’est le propre du folk. Bruxelles est devenue une chanson folk, elle appartient à celui qui la chante. Et j’en suis très fier. 

J’ai aujourd’hui rompu avec la hantise des mots, cette forme d’autisme d’auteur. J’ai d’une certaine manière rompu avec l’écriture, avec moi-même et la vie d’artiste, avec cette voix intérieure qui pourrait me dire qu’il faut écrire un autre Bruxelles. L’écriture est aujourd’hui une bonne compagnie. C’est un métier que de ne rien faire, de rêver et de me réveiller avec quelques mots à compléter, d’être à l’écoute de ma voix, de ce qu’il y a autour, de la nature. C’est un métier de marcher et de m’imprégner d’une ville. Voilà ce que je fais, j’écris avec mes jambes !

J’ai créé un parti poétique, Les Amis du verbe, en 2003, dans un territoire où le verbe existait déjà : en milieu rural. Je n’ai pas voulu que ce soit une association d’intellectuels, il ne s’agit pas non plus de bonnes œuvres. J’ai appris que l’on peut être cultivateur et cultivé. Il y a une culture paysanne au sens large du terme, le pays des troubadours existait bien avant les festivals. Le terreau gascon est un terreau d’engagement, de radicalité, d’autosuffisance. On y trouve un soin porté à la parole, aux proverbes, aux langues régionales. Aujourd’hui Les Amis du verbe sont en passe de devenir un fonds de dotation, je veux que ça serve. Il s’agit des prémices d’une maison d’écrivains – pas de prix ou de cérémonies, mais un outil. Une verbothèque autour de la parole, de recueils de chansons parfois anciennes, de dictionnaires des langues imaginaires ; un centre de ressource de l’oraliture, la littérature orale.

Hier, j’ai joué mon spectacle Twist au Bataclan. J’étais vraiment tout chose la veille, j’ai eu du mal à chanter mais je suis allé au-delà de mes angoisses. Le jour J, j’ai décidé de ne rien changer, l’humour noir, les chansons trash, la sensibilité… Et le public me l’a bien rendu.

La poésie, le culot, la liberté : il ne faut rien céder. Rien. 

A.C.

Vous avez aimé ? Partagez-le !