Jair Bolsonaro a réuni près de la moitié des suffrages à l’élection présidentielle brésilienne. Aux États-Unis, Trump a largement dominé la campagne électorale du côté républicain. La nouvelle extrême droite est-elle durablement installée aux Amériques ?

Elle l’est, mais il faut nuancer un peu. Ces deux hommes n’ont pas été réélus. Bolsonaro est même le seul président à ne pas l’avoir été dans toute l’histoire démocratique du Brésil. Mais, en effet, Trump et lui ont été et sont encore capables de mobiliser un bloc social de droite dure et d’affaiblir la droite traditionnelle, et ils ont gouverné dans une large mesure contre les institutions. Bolsonaro, en particulier, a rassemblé contre lui une forte coalition tout à la fois politique, sociale et culturelle, mais son score – plus de 49 % – montre qu’une importante base néoréactionnaire reste disponible pour lui. Cela est vrai aussi de Trump ou d’autres acteurs susceptibles de récupérer cette base.

Vous écrivez que Trump a été un élément déterminant dans l’« élargissement du dicible pour la droite radicale » et dans la « légitimation de l’ethnonationalisme ». Est-ce l’ethnonationalisme qui rassemble les tenants de la nouvelle droite populiste ?

Il est un élément clé, surtout pour comprendre les extrêmes droites du Nord, mais c’est moins le cas en Amérique latine, où la situation ethnique, linguistique et culturelle se prête mal à un nativisme ethnoculturel débridé. En Europe ou aux États-Unis, ce nouveau nationalisme vomit le « globalisme » de type cosmopolite et n’hésite pas à prôner une « démocratie illibérale », comme Viktor Orbán en Hongrie. À la différence des cold warriors – les faucons conservateurs de la guerre froide –, qui étaient assez optimistes sur l’avenir, il s’agit aujourd’hui d’une droite plutôt pessimiste. En témoigne par exemple le livre de la journaliste et écrivaine libérale-conservatrice Anne Applebaum, Démocraties en déclin (Grasset, 2021), qui déplore l’involution de nombre de ses anciens amis de la « droite civilisée » étatsunienne, britannique ou polonaise et leur repli ethnonationaliste et anticosmopolite.

Les évangéliques, au Brésil et ailleurs sur le continent, constituent une force montante. Mais d’autres mouvances d’extrême droite émergent. Quelles sont leurs principales composantes ?

En Amérique latine, la poussée démographique des évangéliques est une réalité, mais les liens entre religion et politique ne sont pas linéaires. Il y a des évangéliques dans des partis de gauche à base populaire, comme le MAS [Mouvement vers le socialisme] en Bolivie ou le PT [Parti travailliste] au Brésil. La mobilisation des pasteurs conservateurs brésiliens en faveur de Bolsonaro a certes été intense, mais il y a d’autres explications à l’essor des droites radicales en Amérique latine. D’abord la forte politisation du thème de la corruption, qui mène au rejet des politiciens, considérés comme une caste parasitaire. Ensuite un développement de positions antiétatiques, contre l’impôt et contre le fantasme du « socialisme ». Vu l’énorme importance du secteur informel dans les économies latino-américaines, le discours valorisant l’entrepreneuriat contre l’« assistanat » jouit d’une base populaire non négligeable. La crise profonde de l’expérience vénézuélienne et ses traits fortement autoritaires ont aussi contribué à légitimer le discours antisocialiste. Enfin, et c’est important, j’ajouterai la diffusion massive des discours contre une supposée « dictature du politiquement correct », dans le contexte d’une forte mobilisation féministe dans la région.

Vous constatez une « hybridation constante » de l’alt-right (la « droite alternative », surnom de l’extrême droite américaine), où coexistent des tendances en apparence opposées : ultralibéraux ou souverainistes, anti-État ou pro-État fort, atlantistes ou admirateurs de Poutine, prosionistes ou antisémites, tolérants à l’égard des homosexuels ou homophobes, etc. Comment expliquer ces convergences ?

Ce qui fait tenir ensemble ces visions, c’est une sorte de « front uni antiprogressiste ». Il est intéressant de voir des libertariens soutenir des figures comme Bolsonaro, qui revendique la dictature militaire. Bolsonaro, à l’instar de Trump, soutient avec ferveur Israël, même s’il ne manque pas d’antisémites parmi les soutiens de l’un et l’autre. Et l’anti-wokisme alimente les réseaux néoréactionnaires dans le monde entier. Lorsqu’il y a une décennie Stéphane Hessel écrivait Indignez-vous, l’idée d’indignation rimait avec une critique progressiste de la mondialisation néolibérale. Aujourd’hui règne dans ce domaine une « grande confusion », pour parler comme le politiste Philippe Corcuff.

Certains, comme Marine Le Pen, tablent sur leur insertion dans le jeu démocratique. D’autres, au contraire, tournent radicalement le dos à la démocratie…

C’est un autre clivage interne à cette mouvance. Aux États-Unis, en particulier dans la Silicon Valley, il existe désormais une tendance libertarienne déçue de la démocratie libérale. Curtis Yarvin, un protégé de Peter Thiel [le fondateur de PayPal], dénonce une démocratie qui « finit par créer une société de parasites ». Il prône une « dictature entrepreneuriale » des plus méritants, qui n’aurait plus besoin d’élections. Yarvin a rédigé un plan détaillé pour en finir avec la démocratie aux États-Unis en faveur d’un régime dirigé par un « directeur général » ou un « monarque » de type nouveau. Ses thèses sont de plus en plus populaires parmi les républicains pro-Trump radicalisés.

« Les dystopies anxiogènes semblent avoir remplacé l’utopie, et il n’est pas facile de convaincre les gens qu’un autre monde est possible »

Vous écrivez que la nouvelle extrême droite américaine apparaît plus capable de « s’approprier l’esthétique de la contre-culture, de la transgression et du non-conformisme ». Pourquoi et quelles en sont les conséquences ?

Il y a d’abord l’idée que des leaders comme Trump, Bolsonaro, Marine Le Pen ou Giorgia Meloni disent les choses « telles qu’elles sont », sans euphémisme, à l’encontre de l’hypocrisie et du politiquement correct des progressistes. Le sentiment est que les choses vont mal : or, voilà des gens qui proclament haut et fort qu’il y a des coupables facilement identifiables. Ils ont réussi à installer l’idée que les élites sont de gauche et que cette gauche cosmopolite opprime les petites gens. La politique est pensée comme une guerre culturelle. Or, il est exact, par exemple, que certains tropes et schémas du discours progressiste ont été cooptés par les organismes financiers internationaux et certaines grandes entreprises. Le capitalisme est de plus en plus inégalitaire, mais adopte un discours toujours plus « woke ». Les droites radicales profitent de ces contradictions et du fait que, pour les nouvelles générations, l’offre de radicalité s’est réduite.

Aux États-Unis et ailleurs sur le continent américain, le mouvement « libertarien », incarné par Elon Musk, a le vent en poupe. Qu’est-ce que ce mouvement peu connu en France ?

L’économiste libertarien américain Murray Rothbard a entrepris dès les années 1990 de combiner un « anarcho-capitalisme », jadis plutôt progressiste au niveau des mœurs, avec des valeurs sociétales conservatrices et autoritaires. Dans un article prophétique de 1992, il prônait une synthèse « paléolibertarienne » consistant à « aller vers le peuple » (blanc) pour conquérir le pouvoir, soit un populisme de droite insurgé qui anticipait parfaitement le trumpisme. Ses idées servent aujourd’hui de passerelle entre libertariens et extrême droite.

À la faveur de la pandémie, on a vu se développer une humeur très antiétatique, même dans des pays sans tradition libertarienne. En Argentine, un pays marqué par une forte tradition égalitariste et étatique, une surprenante sensibilité « anarcho-capitaliste » se propage maintenant, surtout chez les très jeunes. Agustín Laje, un influenceur antiféministe de cette mouvance, y est devenu très populaire dans la galaxie des nouvelles droites « décomplexées ». Autre figure, Javier Milei, un économiste libertarien excentrique, a obtenu 17 % des voix aux dernières législatives à Buenos Aires et jouit d’une popularité de rockstar dans certains secteurs juvéniles. Son antiétatisme extrême ne l’empêche pas de soutenir des nostalgiques de la dictature comme Bolsonaro au Brésil ou José Antonio Kast au Chili.

La gauche est-elle incapable de prendre la mesure des fondements culturels de la nouvelle extrême droite et de comprendre ses codes pour la contrer efficacement ?

C’est souvent vrai. Malgré tout, on peut préserver un certain optimisme. Partout dans le monde, il y a des barrières politico-culturelles contre les extrêmes droites. Il est intéressant de constater qu’alors que la gauche se sent plongée dans l’impuissance, les droites radicales affirment que c’est elle qui est sortie victorieuse des récentes batailles culturelles et qui domine le monde. Une partie de la radicalité de ces nouvelles droites tient d’ailleurs à leur sentiment d’être perdantes. Le problème de la gauche, c’est sa difficulté à imaginer et à rendre crédibles et désirables des changements sociaux profonds et réels, que ce soit par la voie réformiste ou révolutionnaire. Les dystopies anxiogènes semblent avoir remplacé l’utopie, et il n’est pas facile de convaincre les gens qu’un autre monde est possible. Marx disait que la révolution devait s’inspirer de la poésie du futur, mais quelle poésie nous inspire le futur que nous avons devant nous ? 

 

Propos recueillis par Sylvain Cypel

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