Les paradoxes du populisme à la française
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Étonnant destin du populisme à la française : alors que tout le prédispose à prendre le pouvoir, l’Hexagone résiste, encore et toujours, à l’envahisseur qui colonise le reste de l’Europe. Plusieurs aspects de la culture et de l’histoire politique françaises donnent pourtant aux populistes contemporains des raisons d’espérer. L’appel au peuple, le mépris des corps intermédiaires, la dénonciation des élites corrompues, voire la méfiance vis-à-vis des étrangers – cette cinquième colonne si souvent dénoncée depuis la Révolution française – font partie de notre histoire politique. De Robespierre au maréchal Pétain, en passant par Napoléon Bonaparte, nombreux sont les hommes forts ayant dirigé la France au nom d’un peuple forcément uni, dont la mythologie a surtout permis de légitimer un exercice autoritaire du pouvoir. N’est-ce pas par ailleurs le général Boulanger (1837-1891) qui a inventé sous la IIIe République le concept de populisme, inaugurant un mouvement mêlant aspirations socialisantes, culte de la personnalité et nationalisme revanchard ?
Sans tracer de ligne directe entre ces grands anciens et les acteurs contemporains qui se revendiquent – ou sont classés parmi les populistes –, force est de constater que la fibre populiste est bien vivante dans notre Ve République essoufflée. Deux formations politiques s’en sont réclamées ces dernières années : la France insoumise et le Rassemblement national. Il n’est cependant pas possible de placer ces deux mouvements sur le même plan. Dans la ligne de la pensée de Chantal Mouffe, Jean-Luc Mélenchon, fasciné par la politique sud-américaine – de Perón à Chávez en passant par Lula – a certes tenté de mettre en œuvre un populisme de gauche. La dénonciation des élites (« Qu’ils s’en aillent tous ! »), l’appel à l’insurrection citoyenne (« Nous sommes le bruit et la fureur ») côtoient une critique féroce du système politique et la demande d’un changement des règles du jeu institutionnel avec la mise en place d’une VIe République. Cette forme de populisme, critiquable sous divers aspects, se situe dans l’héritage revendiqué de la Révolution française et d’une souveraineté populaire reconquise par les luttes sociales. Elle se distingue de la plupart des populismes européens, et du trumpisme ou du bolsonarisme brésilien, notamment à travers l’absence d’un élément central pour les autres courants populistes mondiaux : la xénophobie.
En revanche, le Rassemblement national répond à l’ensemble des critères qui, selon le politiste allemand Jan-Werner Müller, définissent les mouvements populistes contemporains qui fleurissent ici ou sous d’autres latitudes : dénonciation des élites corrompues, appel au peuple uni et pur, mépris des corps intermédiaires, culte de la personnalité et nationalisme xénophobe. Comment alors expliquer que le RN, qui bénéficie d’une progression constante depuis quarante ans, ne soit pas (encore) parvenu au pouvoir en dépit d’une culture politique et d’un système présidentiel français favorables aux hommes forts, d’une installation ancienne dans le paysage politique, d’une défiance maximum des Français envers la politique et du savoir-faire d’un parti qui a inventé plusieurs des ficelles qui, ailleurs en Europe, font le succès du populisme ?
Le Front national a mis des décennies à tourner le dos à son héritage
À cette question, on répondra par au moins trois éléments. Le premier tient à la structuration historique de la droite française, dont le versant gaulliste a intégré, dès 1958, certains aspects du populisme contemporain. Le Général a prolongé en France le culte du chef, un positionnement partisan au-dessus de la droite et de la gauche, avec un élément souverainiste fort et une dimension plébiscitaire marquée à travers les référendums. Cet ADN populiste de la droite a longtemps exclu toute forme de populisme concurrent, condamnant le Front national, créé en 1972, aux marges de notre vie politique. Même après la mort du gaullisme, la réinvention en 2007 d’un populisme de droite par Nicolas Sarkozy, candidat qui a su conjuguer les thématiques du FN avec l’efficacité d’un parti de gouvernement, a privé le parti de Jean-Marie Le Pen d’espace politique, au moins jusqu’à l’avènement de Marine Le Pen à la tête du Front en 2011. Si, depuis lors, à la faveur de l’effondrement de la droite classique, le RN semble tenir sa revanche, la route aura été longue, ce qui explique le relatif « retard au démarrage » du parti et son exclusion du pouvoir jusqu’ici.
La seconde tient à l’histoire de l’extrême droite française. Tributaire de la généalogie de sa famille politique qui trouve ses racines dans l’antisémitisme, l’antirépublicanisme, l’antimodernisme et la xénophobie de l’Action française, le Front national a mis des décennies à tourner le dos à son héritage. Ce parti a d’ailleurs longtemps entretenu un rapport ambigu au populisme, préférant s’enfermer dans une radicalité qui lui a fermé les portes du succès électoral. Sous Jean-Marie Le Pen, l’obsession de la pureté idéologique et le refus de la compromission avec le pouvoir ont constitué des éléments matriciels du parti, faisant de lui le pestiféré de la République. Certes, Marine Le Pen a nettement infléchi son isolement grâce à la stratégie dite de « dédiabolisation », ouvrant la voie à une intégration du RN dans le jeu politique traditionnel. Pour autant, du phénomène Zemmour – qui a aspiré une partie des cadres frontistes nostalgiques du vieux FN – à l’élection récente à la tête du parti d’un tenant d’une ligne identitaire radicale – Jordan Bardella –, en passant par le récent dérapage raciste d’un député à l’Assemblée nationale, tout démontre que ce positionnement demeure fragile et ambigu. Divisé entre un RN du Nord plus sensible aux enjeux sociaux et un RN du Sud-Est plus identitaire, le parti de Marine Le Pen doit à la fois apparaître modéré, afin d’attirer un électorat plus large, et maintenir une certaine fermeté sur les sujets qui ont fait son succès – l’immigration, l’insécurité, le conservatisme culturel – pour éviter de perdre ses soutiens historiques. Quoi qu’il en soit, son histoire lui ferme, encore à ce jour, les portes d’une alliance avec la droite traditionnelle, sésame d’une prise du pouvoir éventuelle dans l’avenir. Des convergences existent cependant entre les deux électorats, et l’élection d’un nouveau président des Républicains en décembre prochain pourrait même changer la donne.
Dernier élément expliquant le plafond de verre (relatif) du populisme à la sauce RN : la résistance de l’appareil techno-administratif, qui survalorise en France la notion de compétence pour exercer le pouvoir. Pour évaluer les chances des candidats à l’élection présidentielle, les grandes enquêtes électorales testent généralement quatre dimensions auprès des citoyens : la dimension affective (le candidat est-il sympathique ?) ; la proximité avec les électeurs ; la volonté de changer les choses ; et une autre donnée, essentielle et plus difficile à appréhender : l’étoffe. Mélange de charisme et de compétence, l’étoffe constitue l’élément le plus déterminant pour le vote. Et c’est précisément dans ce domaine que la candidate du RN n’est pas à la hauteur. On peut trouver Marine Le Pen sympathique, proche des Français, volontaire, elle n’est pas jugée suffisamment compétente, à l’opposé d’Emmanuel Macron qui pèche dans toutes les catégories précitées, à l’exception de la dernière… Cet obstacle semble le dernier à se mettre en travers de la route vers le pouvoir du populisme dans son versant d’extrême droite. Reste à savoir s’il est appelé à constituer un empêchement durable aux ambitions du nouveau Rassemblement national.
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