Rien ne semble l’atteindre. Voilà un homme qui traîne une quantité astronomique de casseroles, dont la pire – son comportement lors du putsch d’opérette du 6 janvier 2021 au Capitole pour empêcher Joe Biden d’être intronisé – aurait dû lui valoir depuis longtemps une mise en accusation. Mais, non, il continue de parader, et le Parti républicain, tétanisé, lui brosse les souliers. Quant à sa base, comme on dit, elle le suit comme on suit un prophète, ou un mage. Pour ses fidèles, il est irremplaçable ; s’il s’effaçait, ils seraient orphelins.

On le dit l’as de l’occupation du terrain – propos outranciers, réseaux sociaux, télé, meetings, etc. Il l’est, bien sûr. Seulement, ce n’est que l’emballage. Ce qu’il est surtout, depuis le premier jour, c’est le champion du maniement des émotions. Il donne forme au ressenti de ses partisans. Il sait leurs aspirations. Et c’est pour cela que son succès ne se dément pas. En campagne, en 2016, n’avait-il pas dit : « Je pourrais tuer quelqu’un sur la Cinquième Avenue, je ne perdrais pas un électeur. » Lors de sa défaite à l’élection présidentielle de 2020, beaucoup d’Américains ont cru que le glas avait sonné pour lui. Mais, depuis, son aura parmi ses partisans a grandi plus encore.

La recette reste toujours la même : attiser les peurs et les ressentiments, flatter les désirs de revanche contre les forces du démon – le grand remplacement qui change la face de l’Amérique, la criminalité incontrôlée attribuée aux seuls Noirs et Latinos, le système scolaire qui pervertit les petites têtes innocentes, l’insupportable émancipation des femmes, les comportements sexuels « déviants », bref, tout ce qui signe le « déclin de l’Amérique ». Ces leviers-là suscitent peurs et dégoûts, et surtout la violence, encore et toujours la violence. Plus encore que l’ignorance, ils jouent un rôle prépondérant dans la capacité de Trump à conforter sa mainmise. Au royaume des émotions, que valent les faits réels ou les travaux académiques face aux croyances et aux fakes ? Rien.

Il y a quatorze ans, l’Amérique portait pour la première fois un Noir au pouvoir suprême. Obama laissait entrevoir un pays apaisé, plus égalitaire et moins raciste. Le contraire est advenu. La guerre intérieure ethnoraciale et culturelle (c’est souvent la même chose) est une tradition américaine qui rebondit périodiquement depuis deux siècles. Cette fois, écrit David Brooks, chroniqueur du New York Times : « Nous sommes au beau milieu d’une guerre culturo-économico-identitaire. » Et de s’interroger : « Pourquoi aucune stratégie ne parvient à battre Trump ? » Depuis 2015, tout a été tenté pour le déconsidérer. Brooks recense « la stratégie de l’immoralité » (les mensonges, la misogynie, le racisme, etc.), « la stratégie de la destitution » (les scandales, la présidence ubuesque…), « la mise à nu » (son incompétence abyssale). Des montagnes d’articles, de livres, de documentaires lui ont été consacrées, à 80 % négatifs. Bilan : en 2020, Trump a obtenu plus de suffrages que quatre ans auparavant.

La recette reste toujours la même : attiser les peurs et les ressentiments, flatter les désirs de revanche

Aucune stratégie n’a su enrayer sa résistible ascension. Désormais, chez les républicains, il ne reste qu’une poignée d’élus assez téméraires pour s’opposer à Trump. Liz Cheney, fille d’un ex-vice-président américain phare du néoconservatisme, Dick Cheney, s’est vue balayée dans sa circonscription du Wyoming pour s’être opposée à lui. Son sort a montré à tous ce qu’il en coûte de s’y frotter. Trump, depuis 2020, n’a eu qu’une obsession : renforcer chaque jour un peu plus son emprise sur les républicains. Il s’en est emparé comme les Romains des Sabines, à la force du jarret. Par la menace ou la séduction, il a imposé ses affidés dans l’appareil du parti et aux postes clés dans les États, écartant presque tous ceux qui tentaient de lui faire barrage. Et la mouvance MAGA (Make America Great Again : « Redonner sa grandeur à l’Amérique ») s’est renforcée chaque fois un peu plus.

Comment expliquer ce renforcement ? D’abord, le système électoral, qui octroie un gros avantage aux zones rurales et aux États les moins peuplés, bénéficie aux républicains. Systématiquement, les démocrates l’emportent en nombre de voix. Or, en 2018, au Sénat, bien qu’ils aient obtenu 54 % des voix et ont… perdu deux sièges ! Et Biden, élu en 2020 avec 51,3 % des suffrages, aurait été battu s’il n’en avait réuni que 51 %. De plus, la période actuelle de crises généralisées est propice aux démagogues. Plus les difficultés augmentent – et avec elles le sentiment du déclin –, plus on cherche des boucs émissaires, et plus le discours du Donald fait mouche. Et plus, le camp d’en face, celui de la « raison », comme Obama l’a désigné à trois jours du scrutin, apparaît suranné.

On l’a beaucoup dit, les partisans de Trump sont essentiellement issus de la droite chrétienne, à majorité évangélique, et de la mouvance nationaliste (surtout de tendance protectionniste) – avec, pour les cimenter, une forte propension raciste et xénophobe. Depuis le départ de Trump de la Maison-Blanche, ces deux mouvances se sont renforcées. Fin octobre, un rapport de l’institut de recherches sociodémographiques Pew montrait que 45 % des Américains considèrent que les États-Unis devraient être une « nation chrétienne ». Parmi eux, 81 % des évangéliques blancs approuvent l’idée que « les Pères fondateurs voulaient que l’Amérique soit une nation chrétienne ». Pour mémoire, la constitution américaine avalise la séparation de la religion et de l’État.

Désormais, ce qu’on nomme le « nationalisme chrétien » enfle aux États-Unis. Trump, cet homme deux fois divorcé, peut déclarer en 2005 que ce qu’il aime chez les femmes, c’est les « attraper par la chatte », cela n’émeut aucun de ces évangéliques pudibonds. C’est bien que l’essentiel est ailleurs. Ce qui compte, c’est le rêve que promet Trump. Un MAGA rêve de Blancs, surtout s’ils sont protestants. Et un retour à leur Amérique heureuse, où les Noirs étaient ghettoïsés, où les femmes savaient ce que le respect du mâle signifie et les immigrés se taire.

Mais ses succès ne se sont pas arrêtés là. Ainsi, un sondage du New York Times de septembre 2022 note que désormais « les démocrates s’en sortent plus mal avec les Hispaniques ». Certes, leur parti continue de jouir d’une forte majorité de leurs suffrages. Mais celle-ci s’effrite. En particulier parce que 20 % des Latinos, tous catholiques d’origine, ont déjà basculé dans l’évangélisme. Mais aussi parce qu’au Texas, par exemple, les jeunes salariés hispaniques, dont la présence est massive, jugent aujourd’hui les républicains plus aptes à gérer l’économie que les démocrates.

Ces évangéliques et ces nationalistes constituent le gros des 40 % de citoyens pour qui le vol de la victoire de Trump en 2020 est une vérité « certaine » ou « plausible ». Pourquoi en va-t-il ainsi ? Parce que Trump, on y revient, est l’as de la manipulation des émotions. On le croit lui parce qu’on a besoin de le croire, parce que s’il avait réellement perdu en 2020, alors ce serait horrible, la fin de tous les espoirs. Le héros ne peut être vaincu que par une fraude perpétrée par l’ennemi honni : l’« État profond ». D’ailleurs, c’est pour que cela n’advienne plus jamais qu’il faut empêcher Noirs, basanés et bridés d’accéder indûment aux scrutins.

On peut se demander si Trump sera un jour inculpé. Les démocrates, depuis le début, ont hésité à lancer une procédure judiciaire contre le Donald, par crainte de lui offrir une tribune ou de générer un déclenchement de violences de ses partisans. Trump, lui, rêvait de remporter la Chambre, qui mène l’enquête sur le rôle de l’ex-président américain dans les événements du 6 janvier 2020, pour faire cesser immédiatement ses travaux. Face tu perds. Pile je gagne. 

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