Meloni en Italie, Nétanyahou en Israël, Trump aux États-Unis, Le Pen en France… Tous ces leaders peuvent-ils être rangés derrière une même bannière ?

Le populisme est une mouvance politique qui se décline sous des formes différentes, selon les histoires et l’identité propres à chaque pays. Mais ces différents mouvements ne sont pas pour autant étrangers les uns aux autres. D’abord parce qu’il existe des réseaux qui tentent de structurer un élan global, poussés par exemple par Stephen Bannon, l’ancien conseiller stratégique de Trump, mais où on peut aussi sans doute voir, sinon la main, du moins l’intérêt de Vladimir Poutine. Mais il y a surtout, par-delà les frontières, un noyau dur idéologique qui les rassemble.

Comment le définiriez-vous ?

D’abord, le populisme tend à instituer une relation antagoniste entre majorité et minorité, en articulant son discours sur la menace posée par la perte de pouvoir de la majorité. La définition de ce qu’est cette majorité peut varier. En Israël, l’extrême droite prend une référence religieuse, comme en Pologne, en Italie, en Hongrie ou aux États-Unis. En France, Éric Zemmour a formulé la question comme relevant d’un problème de civilisation qui pourrait conduire à la disparition du peuple français. Ce sont des avatars différents d’un même discours, qui alerte sur le besoin de réaffirmer le pouvoir de la majorité en renégociant complètement le contrat social. La démocratie est fondée sur le rejet du majoritarisme [NDLR : une doctrine qui veut que le groupe majoritaire jouisse d’un certain degré de primauté par rapport aux autres], mais c’est un principe que l’extrême droite désormais n’accepte pas puisque, pour elle, ce sont les minorités qui dictent leur bon vouloir.

« La première émotion, celle qui fait tomber les autres dominos, qui les rend plausibles, c’est la peur »

Le deuxième aspect de ce noyau dur, c’est la transformation de son rival politique en ennemi. En Israël, par exemple, les ennemis aux frontières ont été peu à peu associés à deux groupes, les Arabes israéliens d’une part et, d’autre part, la gauche qui les défend. Or, si la rivalité politique est une condition de la démocratie, dès lors que le rival devient un ennemi, on délégitimise ses opinions comme sa victoire dans les urnes – on l’a vu aux États-Unis avec Trump.

Les populistes qu’on évoque aujourd’hui sont tous rangés à droite. N’y a-t-il pas aussi un populisme de gauche ?

Si, il y a un populisme de gauche – songez simplement à Mélenchon, en France, qui attise la colère contre les élites. Pour autant, on aurait tort de les mettre sur le même plan. Le populisme de gauche ne remet pas en question les institutions démocratiques de manière aussi tranchée, car il n’institue pas l’idée d’un « peuple authentique », à qui le pouvoir serait volé par les institutions. Il ne joue pas sur les mêmes leviers – ce qui explique aussi, peut-être, qu’il ait moins de succès que les populistes de droite ces dernières années. 

Dans Les Émotions contre la démocratie, vous identifiez quatre émotions sur lesquelles jouent principalement les populistes : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie. Comment ces émotions s’articulent-elles ?

La première émotion, celle qui fait tomber les autres dominos, qui les rend plausibles, c’est la peur. Pour l’extrême droite (et peut-être même la droite), la peur est l’envers de sa vision sécuritaire. Elle sait que la gauche n’arrive jamais à convaincre et à rassurer dans ce domaine, puisqu’elle n’est pas prête à sacrifier l’État de droit pour assurer la sécurité. Ensuite, le dégoût succède facilement à la peur, dès lors qu’on a institué une séparation, une opposition entre les groupes. Cela peut d’ailleurs sembler contradictoire, car on investit l’autre à la fois d’une puissance menaçante et d’une infériorité dégoûtante. On retrouvve cette dualité dans le discours religieux notamment, avec des matrices symboliques qui divisent entre les purs et les impurs, entre le polluant et le purifiant. Légitimes quand elles restent confinées dans le domaine de la vie privée de l’individu, de ses choix de vie, ces catégories deviennent dangereuses dès lors qu’elles sont utilisées politiquement – quand il s’agit de montrer du doigt les homosexuels, par exemple. La troisième émotion fondamentale, c’est le ressentiment, l’idée qu’une revanche symbolique peut et doit être prise. C’est le ressentiment des religieux séfarades contre la gauche ashkénaze universaliste en Israël, c’est le ressentiment des Blancs américains en voyant un Noir à la Maison-Blanche. Un mal a été fait et doit être non pas réparé, mais vengé, pour guérir les blessures narcissiques de la majorité.

Et la quatrième émotion ?

Pour équilibrer les trois premières, chargées négativement, il en faut une autre qui unifie positivement. C’est l’amour de la patrie, une patrie idéale, sacrée, véritable, dont la définition change selon les mouvements. En Israël, l’extrême droite défend la vision d’un peuple juif uni par la religion. Aux États-Unis, une récente étude du Pew Center a montré que 45 % des Américains – dont 60 % des républicains – souhaitaient une « nation chrétienne ». Giorgia Meloni a appuyé sur le même ressort lors de sa campagne, comme Modi, en Inde, qui a fait de l’hindouisme un élément central de sa politique identitaire.

Y a-t-il une dimension de genre dans cet essor des populismes ?

Ce sont effectivement des mouvements très masculinistes : Bolsonaro, Trump, Zemmour… Et même s’il y a des femmes, comme Meloni ou Le Pen, à la tête de certains de ces mouvements, ils n’en deviennent pas féministes pour autant. Ce n’est pas pour rien que le parti de Giorgia Meloni se nomme les « Frères d’Italie » ! Ce n’est pas parce qu’une femme se met sur le devant de la scène politique qu’elle a nécessairement un agenda féministe. Il s’agit plutôt de défendre le rôle sacré de la famille et des différences de rôle entre hommes et femmes. D’ailleurs, 53 % des femmes blanches ont voté pour Trump en 2016, alors qu’il a tenu les propos les plus sexistes jamais prononcés par un candidat à la présidence. La présence de ces femmes à la tête de partis populistes, c’est du genderwashing : elles trompent leur monde, car les mouvements populistes affirment en réalité des valeurs de virilité, de force, et cherchent justement à ridiculiser la gauche en utilisant des métaphores féminines.

Vous citez Theodor W. Adorno, qui fait le lien entre l’essor du populisme et la concentration du capital. Comment l’expliquez-vous ?

Pour Adorno, c’est le sentiment de déclassement de la petite bourgeoisie qui est à l’origine du protofascisme. Et je pense que c’est une analyse très pertinente, car la concentration du capital dépossède de nombreuses personnes, les commerçants indépendants par exemple. Quand les Zara et autres grandes chaînes occupent une grande partie du marché, il y a beaucoup moins de place pour les petites boutiques de vêtements qui existaient encore il y a quarante ans. Cette petite bourgeoisie, qui était autonome et propriétaire, se voit donc déclassée, elle devient l’employée des grandes entreprises. À cause de la mondialisation et de la concentration du capital, nous sommes beaucoup plus dépendants, beaucoup plus précaires. L’insécurité et le déclassement créent donc un sentiment de rage. Mais, ajoute Adorno, ces déclassés ne vont pas pour autant se tourner vers ceux qui les défendent, c’est-à-dire la gauche ; au contraire, ils les tiendront pour responsables de leur situation. Cette observation est particulièrement vraie de la gauche « sociétale », vue comme des « groupes d’élite » et présentée comme telle par Trump et consorts. Cela montre bien comment les émotions peuvent complètement modifier les liens de causalité, y compris dans le champ du politique.

« Il faut, pour le moment, voir le populisme comme un phénomène qui va durer, gagnant parfois les élections et parfois non, mais poursuivant son travail de sape quoi qu’il en soit »

Vous parlez à ce sujet de « conscience faussée »…

Oui, « faussée » parce qu’il y a une responsabilité de certains agents qui créent ces schémas narratifs, ces visions du monde qui manipulent les émotions populaires. On ne peut pas ignorer notamment le fait que les médias ont changé. On a maintenant des plateformes comme Fox News qui, depuis des décennies, déploient des efforts gigantesques pour s’opposer à la vision démocrate progressiste libérale. Idem avec CNews en France, ou avec le quotidien gratuit Israel Hayom en Israël, financé par Sheldon Adelson pour servir les idées de Nétanyahou. Il y a une véritable stratégie, qui vise à pousser une partie de la population à voter contre ses intérêts pour conserver le statu quo.

Pourquoi le populisme constitue-t-il à vos yeux une « mort lente de nos démocraties » ?

Je commencerai par dire que l’importance du populisme ne se mesure pas à ses échecs ou à ses victoires aux élections. C’est un fantôme qui désormais hante de l’intérieur le pouvoir légitime. Bolsonaro ne disparaîtra donc pas, de la même manière que Trump n’a pas disparu et continue à faire circuler ses idées et sa rage. Il faut, pour le moment, voir le populisme comme un phénomène qui va durer, gagnant parfois les élections et parfois non, mais poursuivant son travail de sape quoi qu’il en soit. Car le péril de fond, c’est sa capacité à bafouer toutes les normes de la démocratie – des normes implicites, invisibles, qui ne sont pas des procédures formelles, mais sur lesquelles reposent les institutions démocratiques. Lorsqu’un tabou est enfreint, cela provoque un scandale ; mais si ce tabou est brisé de façon répétée, la transgression finit par devenir légitime. Le populisme a donc un effet de légitimation d’idées qui n’étaient jusque-là ni acceptables ni dicibles. En vérité, c’est une mouvance qui mine la démocratie tout en s’en réclamant. C’est cela qui distingue les populismes des fascismes, qui veulent tout simplement se débarrasser de la démocratie. Les populismes, eux, ont compris que les discours antidémocratiques ont un problème de légitimité. Alors ils font de la démocratie une sorte de carapace vidée de son contenu. Ils gardent l’extérieur, comme les élections, mais se débarrassent de toutes les normes qui accompagnent une démocratie.

Est-il encore possible de résister à ces dérives populistes ?

Je pense que cela dépend des pays. En Israël, par exemple, cela va être très difficile, notamment pour des raisons démographiques et militaires. Aux États-Unis, la jeunesse se montre plus progressiste que les générations antérieures, on peut donc espérer qu’elle parvienne à résister aux tentatives de séduction du trumpisme et force les républicains à changer de logiciel. En ce qui concerne la France, je pense que la société civile est assez forte et les principes démocratiques assez ancrés pour pouvoir y résister. Mais je ne sais pas pour combien de temps encore.

Les réponses aux populismes devront-elles être émotionnelles ?

Oui, c’est ce que la philosophe Chantal Mouffe préconise lorsqu’elle parle de « populisme de gauche ». Cela dit, la gauche a déjà fait appel à beaucoup d’émotions. Les grands mouvements socialistes et communistes n’auraient pas pu exister sans ce mélange d’indignation, de colère et d’espoir. On ne peut pas mobiliser sans les émotions, et il ne faut pas penser que mobiliser sur une base émotionnelle est honteux en tant que tel. Il faut bien sûr mobiliser en disant la vérité, en mettant en avant les valeurs à l’œuvre dans des sociétés bonnes et justes, mais ce n’est pas suffisant. Il faut les articuler à des histoires, et peut-être aussi à une certaine théâtralité, à une performativité, qui fait que le citoyen a envie de participer à ces histoires. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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