En octobre 2007, Le Monde, dont j’étais depuis peu le directeur, avait obtenu un grand entretien avec Christophe de Margerie, alors PDG de Total. On l’interrogea sur les activités critiquables de sa société en Birmanie. Les accusations étaient sérieuses : le pétrolier était soupçonné de recourir au travail forcé sous la férule de la junte militaire. Le puissant patron avait répondu à nos questions sans se dérober. Il n’était pas question de lui tendre un piège. Or c’est ce matin-là, évidemment, que Plantu me présenta un dessin au canon. On y voyait un camion de Total conduit par un soldat fonçant dans la jungle birmane, et écrasant sur son passage des malheureux frappés par d’autres soldats. Après discussion avec la rédaction en chef, on estima déloyal de publier ce dessin alors que Christophe de Margerie nous avait accordé sa confiance et abordait ce sujet épineux des pratiques esclavagistes. Jean accepta notre décision et, d’un commun accord, nous attendîmes vingt-quatre heures pour publier ce dessin explosif en page 2. Dans la rédaction, le bruit se répandit aussitôt : j’avais censuré Plantu. La Société des rédacteurs (SRM), toujours prompte à diaboliser sa direction, avait déjà prévenu quelques confrères d’autres journaux. Les fausses nouvelles allaient vite. C’est Plantu lui-même qui éteignit ce départ d’incendie. En réalité, il s’était rangé sans heurt à ma décision de repousser son dessin vachard contre Total. Sa colère venait de ce qu’un secrétaire de rédaction avait remplacé son dessin par une photo prise sur Internet. « Quel choc pour moi ! s’indigne encore Plantu aujourd’hui. Internet et un journaliste zélé pouvaient balayer une opinion. » Cet épisode déclencha chez lui une crainte qui ne l’a pas quitté. Voir ses dessins dérangeants remplacés par une photo non dérangeante. Ou par une publicité.

Dans notre relation, il y eut heureusement d’autres épisodes moins à vif mais révélateurs des limites de ce que Plantu appelle lui-même le dérapage contrôlé. Le 14 décembre 2005, Jean représenta le président Chirac déposant une gerbe à la mémoire des esclaves. Dans son dos, un élu UMP, en short et casque colonial, murmurait une traîtrise à l’oreille du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Il faisait chaud, la mouche volait bas, comme aimantée à celui qui avait trahi Chirac pour Balladur en 1995. Sarkozy dépêcha illico un motard lesté d’une missive. « Même s’ils m’épargnent rarement, écrivait-il, je puis vous dire que je suis un grand amateur de vos dessins. Vous m’avez parfois fait beaucoup rire et je vous en remercie. » Passé le compliment vint l’attaque feutrée : « Je n’ai pas manqué de remarquer un détail : une mouche. Je sais qu’elles accompagnent généralement la représentation de Jean-Marie Le Pen. Je voulais vous dire que ce détail, même insignifiant, m’a étonné, et pour tout dire attristé. J’imagine donc que cette mouche malencontreuse ne peut être le résultat que d’un malentendu. Je suis prêt à m’en entretenir avec vous, afin de le dissiper le plus rapidement possible. » Plantu se garda bien sûr de répondre. Et comme il se doit au nom de l’indépendance sacrée du dessinateur, il évita de rencontrer Sarkozy. Il se contenta, le lendemain, de lui dessiner trois mouches au lieu d’une… Début 2007 – j’étais alors directeur de la rédaction – je reçus un appel matinal du futur chef de l’État se plaignant de ces satanées mouches qui lui collaient aux basques. « Depuis des mois, se souvient Plantu, on entendait partout que Le Monde roulait pour Sarkozy. Avec les mouches, ces critiques se sont atténuées. »

Avant la présidentielle de 2007, j’avais épargné à Plantu les pressions m’incitant à couper les ailes de ses insectes. Une fois Nicolas Sarkozy élu en revanche, et de ma propre initiative, je lui avais demandé de les faire disparaître. Les mouches pouvaient laisser croire que Le Monde, à travers son dessinateur, contestait le choix démocratique des Français. Sarkozy avait gagné. Plantu se devait de représenter un président en fonction. Une consigne qu’il suivit à sa façon. Un matin peu avant le bouclage, j’avais surpris un drôle d’échange entre Jean et un rédacteur en chef. Plantu prétendait avoir le droit de dessiner huit mouches, et son interlocuteur n’en démordait pas : c’était trois et pas une de plus. Dans mon souvenir, j’avais même dit aucune…

Si le diable est dans les détails, le détail peut parfois prendre la dimension d’un éléphant. Ainsi naquit une nouvelle affaire, avec Martine Aubry cette fois, devenue première secrétaire du PS en 2008 après une élection contestée face à Ségolène Royal. J’ai encore à l’oreille la voix navrée d’Alain Minc au téléphone. « Vous avez vu comment Plantu a dessiné Martine Aubry ? » grince le président du Conseil de surveillance du Monde. Je réponds non – j’étais au Mexique… « Martine est une vieille copine, poursuit Minc. On a fait l’ENA ensemble. Ce n’est pas possible de la caricaturer en gros éléphant. » J’alerte la rédaction en chef à Paris, qui me transmet le dessin. Le lendemain, Jean a rectifié le tir. Martine Aubry a nettement maigri. Elle tient sous son bras une peluche d’éléphant rose qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. « Un rédacteur en chef m’a convoqué dans son bureau après ton appel, raconte Plantu. Aussitôt il commence : “Il y a un problème avec Martine Aubry. Elle est vraiment trop grosse. En plus, la trompe que tu lui dessines…” Je lui réponds que c’est un éléphant. Il insiste : “C’est une trompe, mais pas seulement !” Il y voit autre chose, un symbole phallique… Que faire ? “Écoute, me dit-il, c’est une femme, et elle est dessinée en grosse.” Je lui réponds que les fables de La Fontaine, ce n’est que ça. J’aurais le droit de représenter Sarkozy ou Raymond Barre en éléphant, mais pas Martine Aubry, sous prétexte que c’est une femme ?! C’est presque du sexisme à l’envers. Mais comme beaucoup de gens finissaient par dire : “Martine Aubry en éléphant, ce n’est pas bien pour l’image de la femme”, c’est ce qui l’emportait. J’ai obéi au responsable du journal. Sans savoir que Minc y avait mis son nez, ou sa trompe… » 

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