Quelles réflexions vous inspire, avec le recul, la façon dont notre pays a vécu l’épidémie de Covid ?

Les spécialistes, au début de la pandémie, craignaient quelque 300 000 morts en France. Six mois plus tard, nous en sommes à un peu plus de 30 000 décès, et ce chiffre n’augmente plus que très lentement. J’en conclus que la gestion de l’épidémie n’a pas été si mauvaise que certains le prétendent. On m’objectera que cela fait 30 000 morts de trop. Soit ! Rappelons pourtant qu’il meurt chaque année, en France, plus de 600 000 personnes, et qu’il n’est écrit nulle part que ce nombre doive rester constant, y compris lorsqu’un nouveau virus apparaît. En l’occurrence, il y eut bien une surmortalité au printemps, mais il semble qu’on ne meurt pas plus, en cette fin d’été, que les années précédentes. Restons prudents, mais constatons que le pire (l’engorgement des hôpitaux, des milliers de gens mourant sans soin, etc.) a été évité. C’était le but du confinement, et c’est l’une de ses réussites.

 

Comment analysez-vous les réactions de la population ?

Ce qui me frappe, c’est surtout que notre désir de protection est impossible à rassasier, exactement comme notre « besoin de consolation », si bien décrit par l’écrivain suédois Stig Dagerman. On voudrait le risque zéro, qui est une illusion : on veut donc toujours plus de protection. Je me suis demandé, au début du confinement, ce que j’aurais fait à la place de Macron. Et ce qui m’a le plus effrayé, c’est que j’aurais fait la même chose. Pas du tout parce que j’étais convaincu que le confinement était la meilleure solution – je n’en savais rien –, mais parce que la pression médicale et médiatique était telle qu’il devenait à peu près impossible d’y résister. Vous imaginez le tollé, les morts encombrant les morgues, si le gouvernement n’avait rien fait ! Comment gouverner dans ces conditions ? Les Français avaient peur ; il fallait donc les rassurer. Le désir de protection emportait tout… Et cela continue aujourd’hui. Le masque est-il nécessaire dans la rue ? Les spécialistes sont loin de le penser tous. Mais la peur l’emporte sur les études scientifiques. Si c’est pour quelques semaines, passe encore. Mais imaginez que le virus soit toujours là dans vingt ou trente ans. Vous vous voyez vivre tout ce temps dans un monde sans visages, sans sourires, sans embrassades, sans fêtes, dans un monde dominé par la peur ? Ce n’est pas le monde que je veux pour mes enfants !

 

Comment expliquez-vous cette montée irrépressible d’une demande de protection ?

Notre population vieillit, et les vieux ont sans doute davantage peur du risque que les jeunes. Puis nos sociétés ont appris à mieux contrôler certains risques, voire à les réduire. Tant mieux ! Mais moins la vie est dangereuse, plus le danger fait peur. C’est vrai en particulier du danger ultime qu’est la mort. Le taux de mortalité recule. Statistiquement, il semble donc qu’on meure de moins en moins. Ce n’est bien sûr qu’une illusion. La vérité, c’est qu’on vit de plus en plus, ce qui est une excellente nouvelle. Mais on n’en meurt pas moins ! Le taux individuel de mortalité n’a pas évolué d’une décimale depuis 200 000 ans : il est de 1 sur 1, ou de 100 %. Face à quoi la tentation est d’oublier que nous allons mourir, voire de rêver d’immortalité. Et patatras ! Un petit virus venu de Chine vient gripper la machine à illusions. J’ai eu le sentiment, au début de cette pandémie, que les journalistes redécouvraient soudain que nous sommes mortels. Vous parlez d’un scoop ! Montaigne, il y a plus de quatre siècles, avait dit l’essentiel en une phrase : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade ; tu meurs de ce que tu es vivant. » La mort fait partie de la vie. Tant que nous n’accepterons pas d’être mortels, nous vivrons dans la peur ou l’illusion.

 

Vous vous insurgez contre un ordre sanitaire, un diktat du soin.

Je n’ai jamais condamné le confinement, que j’ai d’ailleurs respecté strictement. En revanche, j’étais opposé à l’idée, soutenue alors par des médecins, qu’une fois le confinement terminé pour l’ensemble de la population, on continue de confiner autoritairement les plus de 65 ans, dont je fais partie. Nous ne sommes pas plus contagieux que n’importe qui, ni donc plus dangereux pour les autres. Nous sommes simplement plus fragiles. Nous cloîtrer chez nous, cela revenait à nous enfermer pour notre bien. Non merci ! Je tiens à ma liberté plus encore qu’à ma santé. Or la tentation inverse existe, aussi bien dans le corps médical que dans la société : sacrifier la liberté à la santé. C’est ce que j’appelle l’ordre sanitaire, et il me paraît urgent d’y résister. Je préfère attraper le Covid-19 dans une démocratie que ne pas l’attraper dans une dictature.

 

Ce dogme de l’ultraprotection, qui privilégie le corps biologique au détriment des autres dimensions de la vie, a conduit à l’interdiction d’aller visiter ses proches dans les Ehpad, voire à la quasi-impossibilité d’enterrer les siens.

Bien sûr ! J’ai reçu plusieurs mails de psychiatres m’alertant sur les dangers que le confinement et le masque font courir à la santé mentale de nos concitoyens, spécialement des plus fragiles. Il y a plus de 10 000 suicides chaque année en France, près de 200 000 tentatives, et certaines études ont montré que les idées suicidaires, dans la dernière période, avaient été multipliées par trois. Et puis il y a ce que vous évoquez, l’isolement des personnes âgées. Ma belle-mère est morte ce printemps dans un Ehpad. À cause du confinement, elle n’avait pas vu ses enfants depuis cinq semaines. Elle est morte seule, et il a fallu l’enterrer à la sauvette. Quelle tristesse !

 

Qu’est-ce que le philosophe a à dire de ce besoin de protection ?

Que la mort et le risque font partie de la vie ! Vous connaissez la formule de l’humoriste : « La vie est une maladie héréditaire, sexuellement transmissible, incurable et mortelle. » Qu’on veuille réduire le risque, c’est bien sûr légitime, et on y parvient d’ailleurs – grâce au progrès scientifique, économique et social – de mieux en mieux. Mais le réduire, ce n’est pas l’éliminer. Et la mort n’est pas non plus le seul risque, ni toujours le pire. Si on suivait l’opinion publique, en ce moment, on augmenterait le budget de la santé avant tous les autres, voire aux dépens de tous les autres. Comme si les risques militaires ou terroristes, par exemple, avaient disparu ! Comme si la crise de l’école – beaucoup plus grave qu’on ne le dit ordinairement – ne représentait pas un risque plus grand, pour nos enfants, que la santé de leurs grands-parents ! Comme si le chômage des jeunes n’était pas plus dangereux, à terme, que le coronavirus ! Je l’ai dit souvent : je m’inquiète plus pour l’avenir de mes enfants, qui sont de jeunes adultes, que pour ma santé de presque septuagénaire. Arrêtons de faire de la santé l’alpha et l’oméga de l’existence humaine ! Ne pas attraper le Covid-19, ce n’est pas un but suffisant dans l’existence. Ne jamais mourir, ce n’est pas un but raisonnable ! Méfions-nous de ce que j’appelle le panmédicalisme : faire de la santé la valeur suprême, et déléguer en conséquence aux médecins la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal sous réserve de notre consentement éclairé, mais aussi de nos vies et de notre société, ce qui est beaucoup plus inquiétant. C’est le peuple qui est souverain, pas le corps médical. Ce sont nos élus qui gouvernent, pas les experts. Pour guérir les maux de notre société, je compte plus sur la politique que sur la médecine. Et pour diriger ma vie, plus sur moi-même que sur mon médecin.

 

La mort nous est-elle devenue intolérable ?

Cela ne date pas d’hier. Montaigne déjà s’en étonnait. Face à la mort, qui nous attend tous, « le remède du vulgaire, c’est de n’y penser pas. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent : de mort, nulles nouvelles ! » Mais quand elle les frappe, eux ou leurs proches, « quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accablent ! » Nous en sommes là ! Faut-il alors s’enfermer dans l’angoisse, dans « l’être-pour-la-mort », à la façon de Heidegger ? Surtout pas ! Mais accepter sereinement d’être mortels. C’est peut-être, dans toute la littérature française, la phrase qui me touche le plus, et elle est bien sûr de Montaigne : « Je veux qu’on agisse, et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » La nonchalance, ce n’est pas la dénégation de la mort. C’est son acceptation sereine. Ne sacrifions pas l’amour de la vie à la peur de la mort !

 

C’est un peu ce que Montaigne exprimait quand il affirmait : « Qui craint de souffrir, il souffre déjà de ce qu’il craint. »

Et c’est vrai aussi de celui qui craint de mourir ! « Ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur », écrit encore Montaigne, et c’est pourquoi notre époque me fait peur : elle est effrayante à force d’être effrayée.

 

Vous venez de publier un Dictionnaire amoureux de Montaigne. Qu’aurait-il pensé de cette épidémie, lui qui a connu la peste à Bordeaux ?

Il se serait sans doute étonné qu’on s’affole à ce point. Rappelons que le taux de létalité de la peste, du temps de Montaigne, était proche de 100 %, et qu’elle tuait les enfants et les jeunes adultes autant que les vieillards. Le Covid-19, à l’inverse, a un taux de létalité entre 0,3 et 0,5 %, donc un taux de guérison moyen de 99,5 % ! Le virus tue très majoritairement les personnes âgées : 92 % des morts du coronavirus ont plus de 65 ans.

 

Vous avez choqué en affirmant que toutes les morts ne se valent pas.

Oui, et je le maintiens. Il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans qu’à 68 (mon âge) ou 81 ans (l’âge moyen des décès dus au Covid-19). Certains en ont conclu que je voulais qu’on laisse mourir les vieux, ce que je n’ai bien sûr jamais dit ni pensé. Mais ceux qui croient que nos médecins sont là pour nous empêcher de mourir font un contresens sur la médecine et sur la vie. Nos soignants sont là pour nous soigner, pour nous sauver quand c’est possible, pour nous aider à mourir dans les meilleures conditions, quand il n’y a pas d’autre issue, pas pour nous dispenser de mourir. Bref, la médecine ne tient pas lieu de philosophie, ni de sagesse, ni de spiritualité, ni de courage. La vie n’est pas une maladie. Comment la médecine pourrait-elle nous sauver ? 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

 

 

 

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