Le sociologue allemand Ulrich Beck nous avait prévenus dès les années 1980 : nous sommes entrés dans la société du risque. Il a montré que la production de richesses est accompagnée d’une prolifération de risques, la plupart imperceptibles – nuage radioactif, prions, OGM – et a insisté sur le fait que seule la science, avec ses méthodes, est capable de les identifier. Elle devait donc, selon lui, renoncer à son alliance avec les producteurs de richesses pour défendre les victimes de ces risques.

Ce qu’Ulrich Beck n’avait pas clairement entrevu – et cela crève les yeux avec la pandémie –, c’est qu’une fois les périls identifiés, les réponses apportées pour se prémunir de différents risques peuvent se révéler contradictoires. Lutter contre une menace peut conduire à en augmenter une autre. En l’occurrence, la lutte contre la propagation du virus, en particulier au moyen du confinement, a fait exploser les menaces de faillites économiques. À l’inverse, protéger l’économie libérale comme peuvent le faire un Donald Trump ou un Jair Bolsonaro a pour conséquence d’amplifier le risque de circulation du virus. Toute la difficulté devient alors non seulement de cartographier ces risques, mais aussi et surtout de parvenir à articuler les réponses les unes aux autres d’une façon constructive ou, à défaut, de hiérarchiser les risques, c’est-à-dire de choisir celui qui doit être contrôlé en priorité.

Pour identifier ces risques tout en se donnant les moyens d’agir sur eux, nous avons inventé au XVIIIe siècle un outil scientifique majeur : les statistiques. Les spécialistes assurent d’ailleurs que le risque n’existe réellement qu’à partir du moment où le phénomène est quantifié. Avant qu’il ne le soit, on ne parle que d’incertitude ou de danger. Il se trouve que ces menaces, les accidents ou les catastrophes par exemple, qui sont chacune indépendantes les unes des autres se réalisent avec une grande régularité au niveau agrégé. C’est en comptabilisant ces événements que cette régularité est apparue et que l’on a pu alors parler de risque. La quantification est essentielle à la notion de risque.

La pandémie ne fait pas exception, loin de là. Nous avons tous été frappés par la prolifération de chiffres qui a accompagné le Covid-19 : au plus fort de la crise, au printemps, on nous annonçait chaque soir le nombre de morts ou le nombre des personnes admises aux urgences ; depuis la rentrée, l’information s’est focalisée sur le nombre quotidien de personnes infectées. Il n’y avait pourtant pas de système établi pour opérer ces décomptes. Il a fallu mettre en place toute une métrologie, un ensemble de réseaux de transmission, de catégories, qui a permis de les établir, de façon à ce que le gouvernement puisse les utiliser comme de fragiles outils pour mener la lutte contre la première vague. Mais il est notable que ces chiffres produisent un autre effet : ils font peur, ils nous incitent à rester chacun chez soi pour se protéger du risque de tomber malade. Le chiffre a donc cette double propriété : d’une part, il permet au gouvernement d’agir pour prémunir la société d’un risque, et de l’autre, il donne corps au danger, il le fait donc exister davantage.

Mais la lutte contre la circulation du virus a en même temps fait exploser le taux de chômage et le nombre de défaillances d’entreprises, et dégringoler le produit intérieur brut (PIB) – autant d’outils statistiques beaucoup plus anciens et institués que les données sanitaires du Covid et qui produisent des chiffres exprimant de façon routinière, depuis des décennies, les évolutions de l’économie. Sur le blog de l’Insee, son directeur général, Jean-Luc Tavernier, a d’ailleurs expliqué que la pandémie avait nécessité de transformer assez profondément la méthodologie de l’institut afin de produire des estimations en temps réel de la chute du PIB et de la consommation – statistiques qui ne sont habituellement établies qu’une fois par an.

La focalisation sur le virus a aussi très concrètement détourné le regard du problème de l’insécurité délinquante. À l’entrée des magasins et des bâtiments publics, le geste consistant à se masquer et à se laver les mains au gel hydroalcoolique a, comme par magie, fait complètement disparaître la fouille des sacs, qui était pourtant devenue systématique avant le confinement ! Là encore, ce mouvement est aussi statistique puisque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a accompagné son offensive idéologique contre « l’ensauvagement » de la décision de communiquer chaque mois sur les statistiques de police. Un retour aux années Sarkozy marquées par une communication à outrance sur la menace délinquante. La décroissance d’une courbe – celle des personnes contaminées – semble ainsi avoir eu pour effet d’en faire croître une autre.

La difficulté, pour le gouvernement, est donc de parvenir à contrôler ces différentes courbes en même temps bien qu’elles semblent réagir dans des sens contraires. C’est le sens de la déclaration du président Emmanuel Macron selon laquelle il faut « vivre avec le virus ». Toute la difficulté est qu’il n’y a pas, à ce jour, d’opérateur quantitatif qui permette de traduire une courbe dans les termes d’une autre. Impossible de dire combien la libération d’un lit en réanimation à l’hôpital fait gagner de points de PIB ou fait reculer le nombre d’atteintes aux biens et aux personnes déclarées. C’est le sens des « quatre piliers » mis en place par l’exécutif : prévention, protection des personnes vulnérables, test, et adaptation aux situations locales. Ils doivent faire tenir l’édifice économique tout en maintenant le virus à distance. Cette articulation, très sensible, porte un vieux nom inventé par nos ancêtres grecs : la politique. Il s’agit en effet de faire coexister pacifiquement dans une même cité non pas seulement de nombreux humains, mais aussi de nombreuses séries statistiques. Et rien n’assure que c’est possible ! 

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