Le geste de Mélusine, dans le roman de Jean d’Arras au XIVe siècle, symbolise à lui seul les protections anciennes. Un simple don dit tout. La fée malicieuse cède à ses enfants, embarquant à La Rochelle pour affronter les « infidèles Sarrazins », deux bagues, deux joyaux précieux. Rien d’esthétique apparemment, rien de pécuniaire non plus. L’enjeu est ailleurs. Les bijoux croisent l’occulte. Ils défendent ceux qui les portent, éloignent le mal, transfigurés de surcroît par la magie de la fée. Leur destination est même décisive par leur généralisation. Leur port prévient les maux physiques comme les maux obscurs, assure la victoire dans les combats, protège contre les « enchantements », dénoue les menaces invisibles – préciosité transformée en garant, raffinement changé en sûreté.

Un objet unique, exceptionnel par sa dureté comme sa pureté, démultiplie ainsi les effets : pouvoir ramassé en un seul lieu, arrêtant les périls venus de toute part. Don magique sans aucun doute, mais la pierre révèle plus qu’il n’y paraît. Elle indique une vision d’ensemble, le statut encore peu spécifié de la maladie, au XIVe siècle : infirmités ou désespoirs sont mêlés dans la même démarche de défense. Les atteintes naturelles sont rarement distinguées des atteintes non naturelles, les désordres venus de causes physiques de ceux venus de causes cachées. Les maladies gardent plusieurs origines entrecroisées : de l’accident organique au diktat divin, de l’affaiblissement des chairs à l’ensorcellement humain. Le danger, autrement dit, est un « tout », plongé au cœur de croyances archaïques, témoignant de forces encore amalgamées, plurielles, quasi incernables. C’est bien contre elles que le joyau doit répliquer, au risque inévitable, mais toujours expliqué, d’échouer.

L’univers s’ordonne davantage, en revanche, avec le monde classique. Le corps se désenchante, les maux appartiennent à lui, et à lui seul. Les pierres ne sont plus qu’artifices de charlatans. La défense s’adresse alors aux organes, installant l’espoir de les amender. Une science se dessine. Régimes, saignées, épurements divers sont censés prévenir l’atteinte. Le médecin de Molière prétend, plus qu’on ne le pense, à une rationalité : celle préservant coûte que coûte une pureté intérieure, protection majeure contre l’« infection », image toujours dominante de la maladie. Quelques très rares maux viennent par ailleurs à se distinguer : les fièvres en particulier, dont certaines, pour la première fois à la fin du XVIIe siècle, sont soignées par le quinquina – exceptionnelle et, pour longtemps, unique victoire thérapeutique. Non sans que se maintienne un large amalgame pathologique, ensemble hétéroclite, délibérément mal répertorié, interminablement évoqué par les témoins du temps : atteintes « malignes », « flux de ventre », « toux incoercibles », « gravelle », « douleurs » flottantes, « fluxions » en tous genres, dont la parade se veut toujours identique, celle d’un épurement d’humeurs.

Une seule défense s’impose ainsi pour des maux, dont l’apparente variété, la richesse de dénomination, l’imprécision aussi, n’enlèvent rien au maintien d’une cause quasi unique, toujours plus resserrée, limitée à la « décomposition » ou au « débordement » de flux. Comme pour les joyaux d’alors, mais sur un mode plus « savant », un geste identique est censé éloigner des afflictions aussi diverses que quelquefois obscures ou inconnues : remède semblable et répété pour une inquiétude sourde et émiettée. La maladie a gagné en « incarnation », elle a peu gagné en spécificité, comme en guérison, alors qu’un espoir « total » s’est poursuivi.

Nouveau changement avec les Lumières, nouveau déplacement des polarités corporelles : non plus les humeurs, mais les fibres ; non plus les liquides et leurs contenants, mais les solides et leurs courants ; non plus les stases, les décompositions, mais les stimulations, les excitations, les tensions. C’est la représentation de l’organique, cette fois, qui s’est transformée. Un contexte quasi technique, sans doute, l’a favorisée : la découverte de l’électricité, « ce champ » récemment « ouvert », donne à nombre d’auteurs après 1750 la certitude que « le fluide électrique est présent et agissant partout ». L’explication de la maladie bascule inévitablement ainsi, exactement comme se prolonge la conviction de sa relative homogénéité.

C’est de défaillances nerveuses, dès lors, dont souffrent les victimes, de faiblesse de « ton », d’absence de réactivité, explication demeurant unique pour des faits apparemment différents. Ce que dit avec insistance, De La Roche, le médecin genevois contemporain de Rousseau : « Toutes les maladies ne sont à proprement parler que des maladies nerveuses, puisqu’elles sont le plus souvent occasionnées et toujours accompagnées par quelque dégradation dans les fonctions du système des nerfs. » Ou ce que rappelle Tronchin, le médecin de Voltaire, plaidant le resserrement des fibres par les toniques ou par le froid. Ou ce qu’argumente Foucroy encore, admirateur de Rousseau, prétendant doter ses enfants d’une « cuirasse à l’égard du mal » en les habituant à l’eau glacée, procédé censé affermir comme jamais filaments, fibrilles et réseaux nerveux. Autant d’affirmations confirmant combien s’avère durable cette vieille certitude selon laquelle un geste, toujours identique, peut protéger de maux protéiformes et, à vrai dire, peu distingués.

Des constats décisifs s’imposent pourtant avec le temps. Découverte majeure, bien que mal expliquée sur le coup, la variole commence à être combattue, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, par l’inoculation, l’ancêtre du vaccin : l’incision sous la peau d’un mince fragment varioleux provoquerait une fièvre peu dangereuse en « immunisant » le récepteur. Démarche spécifique pour un mal qui l’est tout autant. Référence majeure encore au début du XIXe siècle : la tuberculose est davantage cernée dans ses modes de communication, ses types de contact – diffusion originale n’appartenant qu’à elle. Référence majeure enfin, le choléra, qui traverse l’Europe dans les années 1830, est davantage cerné dans ses causes possibles : les eaux polluées ou mal surveillées. Le paysage pathologique se fragmente, s’enrichit. Non qu’une définitive distinction des maux soit acquise : longtemps encore la diversité des dangers demeure liée à des sources « simples », ramassées : miasmes, odeurs, lieux souillés ou encombrés.

Il faut la microbiologie en revanche, la découverte des germes, avec la deuxième moitié du XIXe siècle, pour que tout change. Les maladies se cloisonnent, définitivement distinguées. Chaque microbe a sa transmission propre, sa durée d’incubation, ses principes d’action. Chaque « monstre invisible » délimite un mal. Chaque germe est une espèce. Il se reproduit aussi distinctement que le font des animaux différents : « Si vous semez la variole, vous n’obtenez pas la fièvre scarlatine, mais la variole indéfiniment et rien d’autre », affirme John Tyndall, le concurrent anglais de Pasteur. Il faut la microbiologie surtout pour que des succès médicaux puissent s’enchaîner. Les contrastes morbides se sont creusés. Les origines se sont singularisées, les défenses aussi.

Ce sont les déjections du malade qui sont les plus dangereuses dans les cas de fièvre typhoïde ou de choléra. Ce sont les produits d’expectoration qui sont les plus dangereux dans les cas de diphtérie. Ce sont les contacts de parties intimes qui sont les plus dangereux dans les cas de syphilis. Le paysage pathologique s’est enfin diversifié, catégorisé, impliquant des gestes défensifs eux-mêmes toujours plus diversifiés. Ce qui n’empêche aucunement le déploiement de craintes irrationnelles, ces « délires de contagion » évoqués par certains observateurs de la fin du XIXe siècle : hantise de propriétaires refusant de louer à des médecins, hantise de « ménagères » poursuivant les poussières jusqu’à l’obsession.

Autant dire que la diversité s’est indéfiniment accrue aux XXe et XXIe siècles : aux maladies infectieuses se sont ajoutées les maladies chroniques, avec leur parcours propre et leur durée ; aux désordres physiques se sont ajoutés les troubles psychiques avec et leurs traumas et leur complexité. Toutes catégories à coup sûr heuristiques, installant une maîtrise inconnue jusque-là, comme une lente éradication des maladies infectieuses. Mieux, avec l’explosion des spécialités médicales une évidente réussite technique s’est affirmée : triomphe des guérisons, triomphe des durées de vie. Ce qui a engendré l’incroyable espoir de pouvoir « guérir de tout », fondé cette fois sur la science, la rigueur, et non plus sur la croyance ou l’illusion, comme par le passé.

Que vaut pourtant un tel espoir ? L’actuelle pandémie ne démontre-t-elle pas combien le vivant est inévitablement confronté aux limites, aux ratés ? Les virus savent muter. Le vivant ne peut indéfiniment résister, l’espérance fût-elle « positive » et au cœur de l’humain. 

 

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