Alors que l’Europe occidentale a rompu l’équilibre avec le reste du globe depuis quelques siècles déjà, elle a fini par croire qu’il y avait un « nous » d’un côté et un « eux » de l’autre, un « là-bas » qui s’opposait à « ici ». Un « ici » où nous avions créé une bulle, une nouvelle normalité où il était convenu que l’on pouvait vivre vieux, en bonne santé et en sécurité. Ces derniers mois, nous avons appris durement et chèrement que ce cocon était une illusion. Choqués, nous avons enterré nos anciens, pansé nos plaies et commencé à nous inquiéter pour ce « là-bas » où le système de santé était si précaire qu’on ne pouvait prédire qu’une tragédie… Catastrophe qui pour l’instant ne s’est pas produite ! Selon le magazine Foreign Policy, le Sénégal vient d’être classé deuxième pays ayant eu la meilleure gestion de l’épidémie de Covid, derrière la Nouvelle-Zélande et devant l’Islande et le Danemark. On évoque la jeunesse de la population, l’expérience des épidémies, la résilience inhérente des pays à revenu faible et intermédiaire. Qu’en est-il vraiment ?

Notre résilience dépend de nombreux facteurs. Des liens d’attachement fort, des ressources, un savoir-faire face aux problèmes, l’adoption de la bonne distance par rapport aux événements, la confiance en soi et le souci des autres font partie des prérequis qui renforceront notre capacité à résister à l’inconcevable. On retrouve ce caractère forgé par l’adversité au quotidien dans les pays à revenu faible et intermédiaire, mais pas que… En vivant en marge de l’État-providence, dans un État failli ou n’ayant pas les capacités financières ou la volonté d’endosser la responsabilité du risque (sanitaire, sécuritaire…), chacun se trouve responsable et redevable devant les siens d’assurer leur survie et leur sécurité : la loi du plus fort devient le prix à payer pour le droit à la vie.

Une grande majorité des cultures africaines, asiatiques et amérindiennes ont nourri une vision cyclique du temps, souvent associée à une société plus connectée à la nature, au rythme des saisons et des phénomènes naturels. Cette approche confère une plus grande souplesse psychique face aux changements, ces représentations ayant des retentissements profonds au quotidien et dans la vie professionnelle : une plasticité dans la gestion du temps, une meilleure acceptation des hauts et des bas, perçus comme naturels et cycliques. Un « bas » implique une évolution positive ultérieure. Devoir faire face aux problèmes est le lot quotidien de beaucoup de monde. C’est plus particulièrement vrai dans les zones où la vie ne vous fait pas de cadeau. Ces endroits où il vous faut marcher huit heures, comme dans les montagnes de l’Himalaya, pour rejoindre le centre de santé le plus proche. Éviter les glissements de terrain fréquents, quasi récurrents, pour se rendre compte en arrivant que l’infirmier n’est pas là pour la semaine, parti (et non remplacé) en formation payée par une ONG qui pensait bien faire… comme déjà trois autres avant elle.

Ne pas pouvoir compter sur les autorités, qu’elles soient exécutives ou sanitaires, force à se construire un réseau personnel – un réseau ressource, colonne vertébrale de la résilience, qui s’associe à celui déjà présent de la famille. C’est le cas de ce groupe de femmes qui cotisent depuis plus d’une décennie pour pouvoir se payer une ambulance jusqu’à l’hôpital (situé à trois jours de marche) lorsque l’une d’elles présente un accouchement à risque. Toutes ont dans leur famille des tragédies qui viennent nourrir les statistiques sanitaires : nombre de femmes mortes en couches par manque de personnel qualifié, nombre d’enfants de moins de 5 ans qui décèdent de malnutrition, de paludisme, voire d’une combinaison des deux… Ces chiffres que l’on aligne dans des rapports sont, sur le terrain, autant de regards que l’on voit s’éteindre et qui nous forgent une carapace… indispensable pour continuer.

La vie a la même valeur partout, mais le fil qui la maintient est dans certains endroits plus ténu. Cette fragilité impose un principe de réalité. Dans ces conditions, l’attachement peut devenir une variable d’adaptation. On voit encore dans certaines régions du Sahel des familles qui ne considèrent pleinement, voire ne prénomment leurs enfants qu’à leur deuxième anniversaire. Le rapport à la mort est tellement familier qu’il en devient naturel et routinier, sans cesser pour autant d’être douloureux.

Face au Covid-19, l’Europe s’est (plus ou moins) confinée et la menace n’a toujours pas disparu à la rentrée. Les pays moins armés économiquement disposent-ils de cette arme sanitaire ? Est-il simplement possible de confiner les favelas de São Paulo et les townships de Soweto alors que la très grande majorité des populations y vivent d’un travail informel et quotidien, sans sécurité sociale ni chômage partiel. Le principe de réalité y est tout autre qu’en Occident. Un confinement implique une absence de contact, irréaliste dans ces conditions. De toute façon, la densité de la population présente dans les bidonvilles rend impossible toute idée de distanciation sociale.

Le Covid-19 a frappé à un moment où la faim et la malnutrition ne cessaient de progresser. Selon les Nations unies, 132 millions de personnes supplémentaires vont souffrir de la faim, et cent millions de personnes basculeront dans l’extrême pauvreté à la suite de la pandémie. Certes, le risque sanitaire est le même, le Covid-19 tue partout, mais on ne combat pas le virus avec le même référentiel dans le quartier de Rocinha à Rio de Janeiro et à Carquefou en banlieue nantaise. Entre le risque d’attraper une maladie et la certitude de souffrir, voire de mourir de faim dans les jours qui viennent, le choix est rapide. Les humanitaires comprennent vite ces distorsions de référentiel quand, dans le bidonville de Mathare à Nairobi, par exemple, ils ne voient pas revenir les victimes de viol après le troisième rendez-vous médical. Pour ces populations, les rendez-vous médicaux pour obtenir les traitements contre le VIH sont jugés importants, ceux consacrés au suivi psychologique le sont moins… Il n’est pas rare d’entendre ce genre de témoignage : « Oui, je me suis fait violer, mais l’urgence c’est d’avoir à manger ce soir, je dois aller chercher du travail. »

La notion d’urgence pèse de tout son poids dans la décision de la prise de risque. Quel est le plus grand risque ? Traverser la Méditerranée sur un bateau pneumatique surpeuplé ou attendre que la milice vienne (elle viendra, c’est une certitude) poser une arme sur la tempe de votre épouse en vous ordonnant de tuer votre fille de 5 ans sous les yeux de sa mère ? Envoyer votre fils traverser seul l’océan Indien pour rejoindre l’Australie ou le voir enrôlé de force par les forces armées talibanes ? En réalité, cette distinction entre « ici » et « là-bas » est contestable. Nous éprouvons tous une intolérance face au risque. L’évolution occidentale y a répondu en érigeant un État-providence, qui, petit à petit, a nui à nos propres capacités de résilience, nous rendant incapables de réflexion quant à nos propres choix face aux risques de la vie. Le changement climatique, l’urbanisation viennent nourrir l’inquiétude autant « là-bas » qu’« ici ». Nos cultures différentes nous ont proposé des outils distincts. La mondialisation devrait nous imposer de les mettre en commun. 

 

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