Pas une semaine ne passe sans que l’on entende, dans les médias, des intellectuels, des artistes ou des personnalités politiques dénoncer les effets supposés nocifs des réseaux sociaux dans le débat public. Brutalisation des échanges, harcèlement militant et bulles idéologiques se substitueraient ainsi au bon vieux débat contradictoire, rationnel et pacifique. Pour les chercheurs qui s’intéressent aux enjeux politiques et sociaux d’Internet, ce retournement de situation a de quoi surprendre.

Lors de l’avènement d’un Internet grand public dans les années 1990 puis 2000, le Web et les plateformes d’échange étaient majoritairement perçus comme des agoras inclusives, où chacun pouvait prendre la parole, et où la liberté d’expression de toutes et tous était respectée. Internet, en tant que réseau ouvert et décentralisé, donnait naissance à des échanges horizontaux et égalitaires, accompagnant une démocratisation des savoirs. L’anonymat autorisait de nouvelles explorations intellectuelles, en permettant de s’affranchir des carcans sociaux qui nous empêchent de parler en public de certains sujets sensibles. Les forums et les wikis collaboratifs permettaient l’expression d’une intelligence collective qui bénéficiait au plus grand nombre.

Les débats qui accompagnèrent le référendum sur le Traité constitutionnel européen au milieu des années 2000 sont représentatifs des espoirs démocratiques qu’a fait naître Internet à cette époque : face à des médias traditionnels assurant la promotion du « oui », les citoyens et citoyennes connectés avaient participé sur Internet à des échanges constructifs et documentés, sur des forums, des sites et des blogs, bâtissant une argumentation collective en faveur du « non ». Cet événement fondateur avait pu être interprété comme une prise d’autonomie du « peuple » par rapport aux « élites », et Internet constituait le média de cette émancipation citoyenne.

Quinze ans plus tard, la dimension ouverte et égalitaire d’Internet est perçue comme une dégradation de l’expertise et de la parole d’autorité, l’anonymat est accusé d’inciter à la violence, et l’intelligence des foules semble s’être transformée en crédulité collective face aux fake news et aux théories complotistes. Comment expliquer ce revirement ?

Une des évolutions majeures d’Internet dans les années 2010 est sa « recentralisation » : alors que dans les années 2000, nous naviguions de site en site, nos pratiques sont aujourd’hui concentrées sur un nombre très limité de plateformes : Facebook, YouTube et Twitter canalisent à elles trois une part importante du débat en ligne. Or, ce changement est moins anodin qu’il n’y paraît. D’abord parce que le design des plateformes (leur conception technique) formate nos prises de parole. La limite des 280 caractères, sur Twitter, pousse à la simplification et à la décontextualisation des messages. Le recours aux arobases, qui permettent de mentionner publiquement un internaute, est le support de pratiques d’humiliation collective, et les hashtags incitent à la formation de camps en opposition. Le design de Twitter produit ainsi un environnement de débat conflictuel, peu propice à l’argumentation complexe (même si la pratique du thread, qui associe différents tweets dans un même fil, tend à changer la donne).

À ces enjeux de conception s’ajoute le modèle économique des plateformes. L’économie de l’attention implique que nous passions un maximum de temps sur ces sites, afin d’être exposés à un maximum de publicités. Pour rentabiliser notre « temps de cerveau disponible », les algorithmes des plateformes nous recommandent des contenus qui ressemblent à ceux que nous avons déjà consommés, et offrent une prime à la visibilité aux contenus aguicheurs, simplistes ou radicaux, plus à même de capter notre attention.

Est-ce à dire que nous autres, internautes, n’avons aucune responsabilité dans la dégradation du débat public en ligne ? Loin de là. D’abord parce que les ressorts de l’économie de l’attention infiltrent les pratiques militantes sur Internet. Sur Facebook et Twitter, l’enjeu est aujourd’hui moins de débattre que d’occuper l’espace du débat, afin d’assurer aux arguments que l’on défend une visibilité maximale. Pour ce faire, les militants ont bien compris que le moyen le plus efficace était de faire taire leurs opposants, par des intimidations, voire en ayant recours au cyberharcèlement. La pratique du silencing s’incarne également au travers de raids qui consistent à signaler en masse un compte ou une publication aux modérateurs des plateformes afin de les faire censurer. Nées au sein de groupuscules d’extrême droite, ces pratiques visant à réduire au silence un adversaire ou un contradicteur se sont aujourd’hui étendues à l’ensemble du spectre politique, et la cancel culture en est, à certains égards, l’un des derniers avatars.

À l’échelle individuelle, l’économie de l’attention flatte notre narcissisme. Parce que nous avons envie d’être lus, commentés, partagés, likés, nous manions au quotidien l’un des sentiments les plus à même de provoquer ces réactions : l’indignation. Mais ce climat d’indignation permanente, de tous et toutes, sur tout et rien, a des conséquences délétères sur le débat. Elle tend à répandre l’idée que toutes les causes se valent, et que la rupture de stock d’un produit en supermarché mérite autant d’attention que la situation des migrants en Méditerranée. Parce que ces indignations ont aussi pour fonction d’attirer l’attention sur soi davantage que sur la cause défendue, elles se transforment rarement en actions collectives, et nous donnent l’impression d’agir quand, concrètement, nous célébrons collectivement notre impuissance. Elles deviennent alors le support du slacktivisme, cet « engagement paresseux » sur les réseaux sociaux, tant décrié dans le monde anglo-saxon.

Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain : Internet et les réseaux ont permis une libération de la parole inédite dans l’histoire des médias, en permettant aux exclus du débat public traditionnel de prendre la parole et de faire entendre leurs voix. Nombreuses sont les mobilisations, de #MeToo à la lutte contre les violences policières, qui sont nées sur ces réseaux avant de trouver un écho dans les grands médias et de devenir des problèmes publics. Par ailleurs, les plateformes ne sont pas Internet, et il existe aussi des endroits où le débat y est contradictoire et constructif, pacifique et inclusif. L’intelligence collective en ligne n’a pas dit son dernier mot. Wikipédia, qui fêtera ses 20 ans en janvier prochain, en est peut-être le meilleur exemple. 

 

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