Ma première apparition sur un plateau de télévision en 2008 m’a donné le sentiment de contribuer à une réparation symbolique. Ayant assisté toute ma vie au spectacle d’orateurs se saisissant de la parole avec suffisance pour (dis)qualifier les phénomènes sociaux relatifs aux banlieues populaires ou aux minorités, j’avais enfin la possibilité de porter une perspective rare, et peu considérée. Une décennie plus tard, la scène publique française de 2020 est saisie d’une angoisse tenace : celle de voir les voix dominantes pulvérisées par une « bien-pensance » savamment cultivée par des minorités devenues tyranniques et puissantes au point de les soumettre à un « maccarthysme de gauche ».

Pourtant, notre époque offre une pluralité inédite de points de vue. Si les réseaux sociaux, accusés de nuire à la civilité des débats, concentrent les critiques, ils participent en réalité à leur démocratisation. Alors que les animateurs et animatrices de la sphère publique étaient soigneusement sélectionnés par un système favorisant les personnes socialement privilégiées, les groupes marginalisés accèdent soudainement à la possibilité de rendre leurs opinions visibles. Le surgissement de considérations parfois empreintes de colère dans une arène policée a choqué celles et ceux qui pensaient détenir les clés de l’accès à l’espace public. Les nouvelles voix, non contentes de faire peu de cas du respect des cadres formellement institués, s’autorisent des formulations qui bousculent les normes usuelles de la bienséance. Et leur capacité – parfois virulente – à imposer des sujets via la viralité numérique brise le confort d’un entre-soi longtemps de rigueur.

La censure étant nécessairement le fait d’une entité détentrice de l’autorité publique – ce qui n’est le cas d’aucun groupe minoritaire –, ce qui est ainsi qualifié n’est que l’obligation nouvelle pour des privilégiés d’affronter les conséquences de leurs offenses. Il leur est désormais impossible de prendre publiquement la parole sans être exposés aux réponses des personnes visées par leurs commentaires. La fin de l’impunité n’est pas une nouvelle forme de « totalitarisme » mais le sens même de la démocratie, porteuse d’un débat plus égalitaire.

C’est grâce à Darnella Frazier, l’adolescente qui a filmé le meurtre de George Floyd aux États-Unis, qu’une conversation internationale sur la violence raciste s’est déployée. Son acte a abattu les objections de celles et ceux qui refusaient tout débat sur le racisme en les contraignant à s’y impliquer.

Avant l’avènement des réseaux sociaux la jeunesse ne disposait que de l’art, de la musique, des arts graphiques, et de la rue pour exprimer ses colères et ses désirs. Aujourd’hui, elle participe amplement à la construction de nouveaux espaces. Malgré ces mutations, nous nous situons toujours fort loin d’une véritable horizontalité des échanges. Les voix qui s’élèvent le plus virulemment contre une pseudo « culture de l’effacement » sont en réalité celles de figures jouissant d’une assise et d’une notoriété qui placent toujours leurs voix au centre.

Le pouvoir médiatique reste confiné aux mains de quelques-uns et le fait de proférer régulièrement des propos sexistes, racistes ou homophobes reste peu susceptible de pénaliser des carrières.

Considérer les opinions plurielles qui composent notre société n’est en aucun cas une déperdition qualitative du débat, c’est un enrichissement collectif. 

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