Peut-on encore débattre, comment et avec qui, sans que le désaccord soit une forme de mise à mort symbolique ? La question, ou plutôt la réponse, ne va pas de soi, tant le débat semble partout éruptif et miné, entaché de violences verbales, sinon physiques, de chasses en meute pour dénigrer quiconque porte une parole différente. Débattre sans se battre est devenu difficile dans la société d’aujourd’hui. Le combat d’idées cède souvent place au combat tout court, avec comme préalable voire comme objectif de récuser l’autre qui ne pense pas pareil. De le faire taire plutôt que de discuter en s’attaquant à ce qu’il est plutôt qu’à ce qu’il dit. La polémique tient lieu de ring sauvage où les règles du jeu relèvent davantage de la loi de la jungle que de la disputatio dont le philosophe Pierre-Henri Tavoillot nous rappelle les principes anciens dans la Sorbonne médiévale : cultiver le goût du désaccord à travers des joutes oratoires où chacun devait défendre une thèse imposée qui l’obligeait à « penser à la place d’autrui ».

Principaux accusés d’empêcher les débats de s’épanouir (ou de tourner en rond…) entre gens de bonne compagnie : Internet, les réseaux sociaux et toutes les chausse-trappes numériques actionnées par des participants parfois retranchés dans l’anonymat. Bien sûr, les choses ne sont pas si simples. ­Accuser la Toile reviendrait à s’en prendre au ­thermomètre quand on a la fièvre. Si ça chauffe sur les écrans, c’est que des paroles longtemps inaudibles ou marginalisées, car trop faibles ou tenues pour illégitimes, ont trouvé avec ces nouvelles technologies de communication des espaces d’expression efficaces. En cela, observent chacun à leur manière le chercheur Romain Badouard et la journaliste Rokhaya Diallo, les réseaux sociaux participent à la démocratisation des débats en libérant une parole inédite, de #MeToo à la lutte contre les violences policières et racistes. Si la culture du clash paraît l’emporter, nous dit encore Pierre-Henri Tavoillot, c’est qu’elle viendrait combler quatre maux profonds de nos sociétés : « On s’y sent perdu, on s’y sent seul, on s’y sent impuissant, on s’y retrouve sans but. » À cela s’ajoute, rappelle Pascal Ory, que la culture du débat est l’exception dans l’histoire de l’humanité. La règle est la culture de guerre. Avertissement entendu : et si demain les prophéties écologiques sur le réchauffement se réalisaient, ou si survenaient de nouvelles et sévères pandémies, sans parler de menaces terroristes – guerre pour le climat, guerre au virus, guerre aux fondamentalistes… –, toute velléité de débat pourrait être anéantie au nom de ces « causes supérieures ». 

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